Ecrit philosophique de Julien Machillot

Meetic et Metoo – 2021

 

L’énigme de la prostitution

 

Un rapport avec une prostituée est-il identifiable comme un rapport sexuel ? Une passe, est-ce du sexe ? Je parle ici de « rapport sexuel » au sens courant, en laissant de côté le profond énoncé lacanien « il n’y a pas de rapport sexuel »… tout court. La question peut sembler oiseuse, mais elle se pose dans la mesure où des propos entendus sur ce point permettent de prendre la mesure de la conception pré-psychanalytique ignorante, voire franchement anti-psychanalytique, qui règne aujourd’hui concernant ce qui a trait à l’identification de la sexualité humaine. Contrairement à la doxa qui voit dans le règne de la « liberté sexuelle » – sexfriends et compagnie – une grande avancée des sociétés démocratiques modernes, nous vivons en réalité dans une époque de grande régression eu égard à ce qu’a apporté à l’humanité l’invention de la psychanalyse il y a un siècle. La preuve en est que l’on puisse sans sourciller dénier le caractère sexuel d’une simple passe.

En vérité, la question du problème que pose à l’humanité l’existence historique de quelque chose comme la prostitution n’a d’une certaine manière pas même commencé à être posée. Le débat public se cristallise aujourd’hui dans un pseudo-antagonisme d’une grande indigence intellectuelle et politique. Chacun est sommé de choisir entre une position dite conservatrice défendant l’interdiction inconditionnelle de la prostitution au nom de sa condamnation morale globale et exclusive, et une position dite libérale consistant à défendre l’idée de la légalisation de la prostitution, en général au motif de la supposée protection minimale que cela peut apporter aux « filles publiques ». Cela doit recouper à peu près la vieille opposition parlementaire gauche/droite, que chacun choisisse son camp ! On ne peut guère rêver d’un débat d’opinion enfermant la question dans un cadre plus étroit. Comme toujours, le rôle du philosophe dans ce cas, s’il est évidemment un tant soit peu digne de ce nom s’entend, est de révéler sans concession l’imposture de ce qui se présente comme un choix d’opinion incontournable et de changer de terrain afin de déterminer la vraie position du problème. Il ne s’agit nullement de commencer par défendre ou condamner la prostitution. Cela n’a guère de sens. Morale ou immorale, légale ou illégale, la prostitution existe, elle existe de façon absolument massive et de façon historiquement stable et invariante. Le passage récent de certaines sociétés du règne du « mariage arrangé » à celui du « mariage libre » n’a fondamentalement rien changé à cela. Il n’y a par exemple quasiment pas une rue de Paris aujourd’hui qui n’ait sa maison de passe. Bien sûr, cela ne s’appelle plus comme ça, on appelle ça désormais des « salons de massage », mais ça revient à peu près au même, à ceci près que le coït y soit interdit et qu’on ait donc affaire à des sortes de relation sexuelle sans relation sexuelle – sans pénétration – ce qui n’en reste pas moins des relations sexuelles à part entière ! On dira qu’on peut aussi s’y rendre uniquement pour un massage asexué. Oui, comme dans une maison de passe on n’était pas obligé de consommer – surtout si on n’avait pas assez d’argent. Comme dans un bar on peut consommer autre chose que les seules boissons alcoolisées. Entrer là-dedans par la question de la dignité morale, c’est se voiler la face d’entrée de jeu, car c’est refuser purement et simplement de se confronter à ce qu’une telle réalité ouvre pour la pensée. Y entrer par la légalité au nom du social, cela ne vaut guère mieux, car cela revient au final à défendre les sacro-saints droits bien démocratico-capitalistes à la « liberté individuelle » de l’animal humain voué à sa passion épicurienne, ce n’est là qu’une autre manière, d’une certaine façon encore plus définitive, de soustraire cette réalité à la question des vérités semble-t-il gênantes pour l’humanité dont elle est porteuse. Non, on ne peut décidément pas entrer dans l’investigation de ce à quoi la prostitution ouvre pour la pensée par la question morale ou la question légale.

Mais alors, par où, par quoi ? Mon point de départ est le suivant : je rêve d’un monde où l’humanité serait en état de se débarrasser de toute forme de prostitution, quelle qu’elle soit. Le fait est qu’on en est très, très loin. La première question qui se pose est donc de savoir pourquoi. Pourquoi est-ce que c’est comme ça ? Et la seconde question : que manque-t-il à l’humanité pour pouvoir s’en passer, s’en débarrasser ? Le fait de vivre dans un temps où les questions fondamentales passent facilement pour oiseuses ne m’empêcheront pas de partir de là. La première conséquence est la nécessité de prendre pleinement au sérieux cette réalité de la prostitution. De lui donner tout son poids pour la pensée, de lui restituer toute sa densité de problème philosophique et, disons-le, de scandale philosophique. De ne pas la considérer, en un mot, comme une « petite chose » qu’on pourrait impunément prendre de haut avec mépris. Ce qui veut dire que, laissant la sous-intellectualité libérale à son inconsistance légaliste, c’est d’abord aux pseudo-principes du moraliste conservateur qu’il s’agit de faire un sort.

S’agissant de prostitution, la passion humaine à laquelle son existence renvoie, ce n’est pas une petite chose. Nul ne saurait se débarrasser de la question qu’elle porte par un méprisant : « ce n’est même pas de la sexualité ». D’abord, il n’y a pas de « petites choses ». La thèse d’existence des petites choses qui ne relèveraient pas de la question de l’Idée, c’était déjà l’erreur du jeune Socrate dénoncée par Parménide dans l’ouvrage éponyme de Platon. Ce fameux passage du dialogue mériterait d’être connu de tous, c’est pourquoi je le restitue tel quel, ici dans la traduction de Luc Brisson :

 

« Parménide :

Et au sujet de ces choses, Socrate, qui peuvent sembler grotesques comme le cheveu, la boue, la crasse ou tout ce qui par ailleurs est sans aucune valeur ou sans importance, ne t’es-tu pas interrogé sur le point de savoir s’il fallait, oui ou non, poser pour chacune d’elles aussi une Forme séparée, séparée des choses que touchent nos mains ?

Socrate :

Absolument pas, répondit Socrate. Eh bien, à cela aussi je reconnais une existence, mais penser qu’il y a une Forme de ces choses, ce serait je le crains, trop absurde. Pourtant il m’est déjà arrivé de me tourmenter l’esprit sur le point de savoir s’il ne faudrait pas faire de même pour toutes les choses. Mais, à peine m’y suis-je arrêté, que je me détourne en toute hâte, de peur de tomber dans quelque abîme de niaiserie et de m’y perdre. Ainsi donc revenu à mon refuge, aux objets auxquels nous venons de reconnaître qu’il y a des Formes, c’est à eux que je consacre le plus clair de mes réflexions.

Parménide :

C’est que tu es encore jeune, Socrate, aurait repris Parménide, et que la philosophie ne t’a pas encore saisi de cette ferme emprise dont, c’est ma conviction, elle te saisira un jour, le jour où tu n’auras plus de mépris pour aucune de ces choses. A cette heure, tu restes encore, en raison de ton âge, fasciné par l’opinion des gens. »

 

Y-a-t-il une Idée du cheveu, de la crasse, de la boue ou, pourquoi pas… de la prostitution ? Le jeune Socrate répond de façon hautaine et dédaigneuse par la négative. « Absolument pas ! » Encore a-t-il aux yeux de Parménide la circonstance atténuante de sa jeunesse, sans doute a-t-il à peu près l’âge d’un étudiant qui aujourd’hui viendrait tout juste d’obtenir son doctorat de philosophie. Toujours est-il qu’il a, lui au moins, le mérite d’avoir déjà commencé à s’être sérieusement posé la question, assez sérieusement pour qu’on puisse deviner combien elle est susceptible de l’empêcher de dormir, et ce parce qu’on le sent déjà animé d’une authentique passion de la pensée philosophique. Mais ce qui est intéressant est le motif subjectif qui l’a éloigné d’un examen raisonné rigoureux de cette question et de ses conséquences : la peur. La peur de sombrer dans le ridicule et l’absurdité, qui est le corollaire du mépris dans lequel l’opinion tient ces « petites choses », mépris que le jeune Socrate a intériorisé. C’est sa peur qui tranche – comme toujours chez celui qui se soumet à la dictature de l’opinion, du qu’en dira-t-on – et non une conviction raisonnée et argumentée. Il se dégonfle, pour l’heure, devant l’examen minutieux de la question. Mais Socrate, on le sait, n’était quant-à-lui, contrairement à d’autres, pas voué à rester sur ce point un dégonflé toute sa vie.

Si ce terme peut avoir un sens aujourd’hui, je soutiendrai volontiers que cette capacité, acquise sous la « ferme emprise » de l’exercice philosophique, de cesser définitivement de « mépriser » tout ce que la doxa tient pour des « petites choses », cette capacité de poser pour toute chose, si insignifiante soit-elle aux yeux du commun des mortels, la question de l’Idée, ou Forme séparée, dont elle est susceptible de relever, est le premier mot de la « sagesse ». Le sage, pour parler comme les Anciens, est celui pour qui il n’y a pas de petite chose. Le philosophe, en tout cas, comme l’affirme le vieux-Parménide-de-Platon, est celui qui se tient courageusement prêt à examiner toute chose sans exception en la plaçant sous le signe de l’Idée, celui qui ne cède jamais à aucun prix sur son désir de voir toute chose participer d’une Idée quelconque. On touche là à une question de principe : ce que j’appellerai le principe de probité intellectuelle de toute pensée qui se veut philosophique.

La prostitution n’est pas une petite chose, la question de l’Idée dont elle procède, où à laquelle elle participe, pour parler comme Platon, mérite d’être examinée. Cela ne signifie certes pas qu’elle soit un bien. Qu’il y ait quelque chose de profondément pathologique dans son existence massive et persistante est indéniable, et la question se pose par conséquent de savoir de quoi elle est le symptôme. Il y a quelque chose dans la prostitution qui fait que l’humanité ne peut pas ne pas l’identifier comme relevant de quelque chose d’inhumain, et qu’elle ne peut pas ne pas être jugée comme telle. Or, selon qu’on y voit une petite chose ou non, le statut de l’inhumanité et du jugement corrélatif de la chose changent du tout au tout.

Tout le point est qu’il faut envisager l’inhumain comme étant intérieur et non pas extérieur à l’humain. J’appellerai « inhumain » ce qui de l’humain est susceptible d’être l’objet d’un jugement. La différence fondamentale qui se fait jour dans ces deux conceptions de l’inhumanité est la suivante : envisager l’inhumain comme étant extérieur à l’humanité revient à séparer le principe de jugement de tout principe d’intelligibilité. Il n’est alors en effet nul besoin de comprendre le mal pour condamner le mal. Le jugement relève d’une morale qui quant à elle ne relève pas à proprement parler de la pensée, puisque la rationalité n’est pas la condition du jugement, celui-ci étant soustrait, en principe, en droit, à toute exigence d’intelligibilité. En guise de morale, on a en fait droit à un moralisme. En effet, concevoir l’inhumain comme étant extérieur à l’humain, c’est n’y voir qu’une petite chose, quelque chose d’autant plus facile à condamner qu’on peut le faire sur fond de l’ignorance la plus totale de la réalité dont on parle, puisque conçue comme une chose insignifiante, ne participant d’aucune Idée, et certainement pas de l’Idée même d’humanité. Appelons humanisme la doctrine qui, définissant l’humanité par séparation d’avec l’inhumanité, fait de l’inhumain l’extérieur de l’humain. On en conclura que l’humanisme est un moralisme. A contrario, envisager l’inhumain comme étant intérieur à l’humain, c’est non pas renoncer à juger, et même à condamner rigoureusement s’il le faut, mais c’est adosser le principe de jugement au principe d’intelligibilité de la chose jugée. C’est donc juger en se plaçant sous l’exigence de l’élucidation rigoureuse de ce qu’il en est de l’essence, c’est-à-dire de l’être pensable, de l’objet du jugement. On touche là au deuxième mot de la « sagesse » : le sage est celui qui, sachant qu’il n’y a pas de petites choses, reconnaît rigoureusement l’intériorité de l’inhumain à l’humain et qui en tire courageusement toutes les conséquences. Et un jugement n’est jamais si sévère que lorsqu’il s’enracine dans une profonde compréhension intime, intérieure, de ce qui se trouve ainsi condamné. Sartre donnait l’exemple de résistants qu’il avait connu, qui condamnaient d’autant plus rigoureusement leurs camarades qui avaient cédé et parlé sous la torture qu’eux-mêmes se sentaient parfaitement incapables de garantir qu’ils ne parleraient pas à leur tour s’il leur arrivait d’être arrêtés par la Gestapo. La condamnation était d’autant plus ferme que ce qui était en jeu pour eux était de conjurer une possibilité mortifère qui leur était d’abord intérieure. Une conséquence remarquable est que si on envisage l’inhumain comme intérieur à l’humain, alors le bien n’a pas de raison d’être moins inhumain que le mal. Envisager l’inhumain comme extérieur à l’humain revient à indexer l’inhumain au mal de façon unilatérale, et dès lors le bien s’en trouve humanisé. Le bien est humain parce que le mal est inhumain. Or si on reconnaît l’intériorité du bien à l’humain, il n’y a en vérité aucune raison de ne pas faire de même s’agissant du mal. On en conclura donc que le bien est aussi inhumain que le mal parce que le mal est aussi intérieur à l’humain que le bien. D’ailleurs, la difficulté de faire le bien de l’humanité est à la mesure de la facilité avec laquelle on peut refuser l’intériorité du mal à l’humanité. Or, faire le mal n’est pas sortir de l’humanité, pas plus que faire le bien en tout cas. Faire le mal, comme le bien, c’est toujours réaliser une possibilité intrinsèque de l’humanité. Que cette possibilité immanente ait le statut intérieur à l’humain de l’inhumain, prouve seulement que c’est avec la question de son statut anthropologique exact que les difficultés commencent pour la pensée.

La prostitution n’est pas une « petite chose » et son inhumanité, par quoi elle peut être l’objet d’un jugement, est radicalement intérieure à l’humanité de l’humain. A la lumière de ce que je viens d’établir, il est maintenant facile de répondre à la question de savoir si une passe relève de la sexualité ou non. Ceci nous reconduit d’ailleurs tout droit à ce que j’ai par ailleurs exposé de la refonte psychanalytique de la notion de sexualité par Freud. Refuser d’envisager la relation marchande avec une prostituée comme étant une relation sexuelle à part entière, c’est se rabattre sur une conception pré-psychanalytique purement normative de la sexualité à l’aune de laquelle toute passe est considérée comme une figure d’inhumanité extérieure à l’humanité qui nous constitue. On touche là au troisième mot, assez drôle celui-ci, de la « sagesse », dont je me demande bien ce qu’en penseraient nos grands Anciens : le sage est celui pour qui une passe est une relation sexuelle à part entière. Ce qui ne signifie évidemment pas, entendons-nous bien, que le sage soit celui qui s’empresse d’aller côtoyer des prostituées…

La démonstration que je viens de déployer renoue avec le geste freudien fondamental de refonte de la notion de sexualité passant par l’inclusion dans l’espace du sexuel de ce qui en est le plus violemment dénié, parce que c’est cela que signifie précisément ce que j’ai appelé plus haut « changer de terrain ». C’est d’abord passer de la sphère du jugement moralo-légaliste et de sa pseudo contradiction interne à celle de l’exigence d’intelligibilité. Là où la morale conservatrice ne voit rien à comprendre, seulement quelque chose à condamner sans pitié, et là où le légalisme libéral ne cherche pas à comprendre, seulement à justifier, sinon carrément par l’épicurisme revendicatif, du moins par le social, il s’agit de se confronter au statut d’énigme de la sexualité humaine telle qu’elle se donne à voir dans divers phénomènes complexes de l’existence collective comme, singulièrement, la prostitution. Et je crois que nous vivons dans un temps de telle ignorance du B.A.BA de cette culture de l’infini qu’est la psychanalyse, dans un temps de telle régression mentale – intellectuelle, morale et politique – en regard des encore maigres conquêtes qui ont été celles de la psychanalyse au 20ème siècle, qu’il faut aujourd’hui renouer de façon serrée et argumentée avec ce geste théorique fondamental de requalification complète de la sexualité dès lors qu’on entre dans l’investigation de questions qui concernent de près ou de loin la sexualité humaine.

Nous pouvons maintenant en revenir aux grandes questions qui ont été mon point de départ. D’abord, comment expliquer l’existence universelle et historiquement invariante de la prostitution ? Ensuite, à quelles conditions pourrait-on envisager de vivre enfin dans un monde où la prostitution, c’est-à-dire l’échange de prestation sexuelle en générale féminine (mais aussi masculine et désormais massivement transsexuelle) sous forme de marchandise monnayable, n’existerait plus ?

Pour répondre à de telles questions, le moins qu’on puisse dire est qu’il faut avoir le courage d’élargir l’horizon très au-delà de notre seul présent empirique, qu’il faut prendre le taureau par les cornes et penser à grande échelle. La prostitution, en effet, comme chacun sait, n’est pas née d’hier. Elle existait bien avant le capitalisme et elle est très probablement née avec l’émergence du monde néolithique. Il y a là un point très intéressant. Une caractéristique du monde néolithique a été l’invention de la richesse, qui a comme condition l’existence de biens qui ne soient pas immédiatement consommés ou périssables. La notion de richesse ne pouvait donc exister à proprement parler dans le cadre du nomadisme paléolithique. Avec l’invention de la richesse, le néolithique a vu l’émergence de phénomènes de concentration des richesses et du pouvoir, l’apparition de structures d’inégalités qui sont toujours les nôtres aujourd’hui. Or, l’hypothèse tout à fait intéressante de certains préhistoriens, par exemple Alain Testart, est qu’avant le néolithique, la vie collective n’était pas fondée autour de l’existence de la richesse dont la notion même n’existait pas, mais autour… des femmes, de l’échange sexuel des femmes. Autrement dit, le néolithique aurait substitué l’échange des richesses à l’échange des femmes comme fondement de la vie collective. Avec le passage d’un monde fondé sur l’échange des femmes à un monde fondé sur la marchandise, il était sans doute immanquable que les femmes deviennent pour part une marchandise sexuelle et l’accès prostitutionnel aux femmes un corollaire de la richesse et du pouvoir. C’est là ce qu’on pourrait appeler la perversion sexuelle fondamentale propre au monde néolithique.

Je partage la grande thèse d’Alain Badiou selon laquelle nous vivons toujours dans l’ère ouverte par le néolithique, que nous faisons toujours partie de « l’humanité néolithique », et que le capitalisme n’est au fond que « la forme contemporaine du néolithique » : « L’humanité, depuis quatre ou cinq millénaires, est organisée par la triade de la propriété privée, qui concentre d’énormes richesses dans les mains de très minces oligarchies ; de la famille, où les fortunes transitent via l’héritage ; de l’Etat qui, par la force armée, protège et la propriété et la famille. C’est cette triade qui définit l’âge néolithique de notre espèce, et nous y sommes encore, voire plus que jamais. Le capitalisme est la forme contemporaine du néolithique : son asservissement des techniques par la concurrence, le profit et la concentration du Capital, ne fait que porter à leur comble les inégalités monstrueuses, les absurdités sociales, les massacres guerriers et les idéologies délétères qui accompagnent depuis toujours, sous le règne historique de la hiérarchie des classes, le déploiement des techniques neuves. » (« Néolithique, capitalisme et communisme », dans : Alain Badiou : Les possibles matins de la politique ; Interventions 2016-2020)

Propriété privée, Famille, Etat. Ce sont bien là les grandes coordonnées de notre monde. Or, c’est là-dedans que s’inscrit l’existence continuée de la prostitution. Ma thèse est donc la suivante : la prostitution est un phénomène structurel de l’histoire du monde néolithique, et on ne se débarrassera de la prostitution qu’en sortant de l’ère néolithico-capitaliste dans lequel nous sommes (Nous ne vivons pas dans l’ère du néo-libéralisme, mais dans celui du néo-lithico-libéralisme). Reste à comprendre pourquoi exactement. Comment expliquer l’existence au long cours d’un phénomène défiant si frontalement toute morale humaine ? Car la relation prostitutionnelle est une perversion, au sens que j’ai proposé de ce terme, à savoir une relation sexuelle contradictoire avec l’idée d’amour. L’échange sexuel sous forme de prestation marchande est contradictoire avec l’inscription de la sexualité dans l’élément de l’amour. Seulement, il ne s’agit pas d’une perversion au sens où l’on parle d’un individu pervers, mais au sens où elle a une dimension sociale, au sens d’une perversion sociale, d’une perversion de la vie sexuelle collective. Une perversion qui oblige par conséquent à penser conjointement les difficultés liées à l’amour et à la politique dans le monde néolithique. La prostitution est une forme de perversion sexuelle structurelle propre à la libido de l’homme néolithique. Alors, pourquoi ? Pourquoi, sinon parce que quelque chose des principales grandes coordonnées du monde néolithique induit sa nécessité ? La prostitution est la perversion socialisée du système néolithique de la vie collective. Que cette « institution » de la perversion soit légale ou illégale est tout à fait secondaire, ce n’est pas sa légalité qui fait son caractère « institutionnel » ou socialisé, c’est son existence de fait comme élément structurel clé de la vie sexuelle collective. Et cette existence structurelle va avoir à faire, on peut s’en douter, à ce que j’ai appelé la violence intrinsèque de la sexualité. Alors, quelle est, dans l’espace entièrement codifié par les pôles de la vie collective que sont la propriété privée, la famille et l’Etat, la fonction néolithique structurelle propre de la prostitution ? Je soutiens en effet que la prostitution a une fonction précise, sans laquelle son omniprésence est vouée à rester totalement incompréhensible : la prostitution est la forme que prend la régulation néolithique structurelle de la violence intrinsèque de la sexualité humaine dans le monde néolithique. La question à partir de là n’est pas de savoir si cette régulation est « normale » ou non, ou si elle doit être « normalisée », voire « légalisée ». Non. Le fait est qu’il s’agit d’un mode de régulation qui, si brutalement mafieux puisse-t-il être, est incontournable dans la structure du monde néolithique de type capitaliste qui est le nôtre. Ce qui la rend possible est lisible à travers les trois grandes coordonnées citées. La propriété privée, en permettant de gigantesques concentrations de richesse, a produit des inégalités dont la conséquence est l’existence de la misère de masse. C’est dans cette misère que sont recrutées les femmes vouées à devenir des filles publiques. La famille surdétermine le traitement de la question amoureuse par sa fonction économico-politique de transmission de l’héritage, et travaille ainsi à la négation de toute véritable figure d’amour. L’Etat, figure paradigmatique du pouvoir séparé, garantit, légalement ou illégalement, l’accès des riches et des hommes de pouvoir aux prostituées.

Dans une situation comme la nôtre, il y a une quatrième coordonnée à prendre en compte, l’existence d’une grande classe moyenne, qui vient encore complexifier les choses. D’une part, cette classe est largement impliquée dans la consommation de prostitution, et les femmes les plus pauvres se prostituent massivement. C’est ainsi qu’on a vu l’émergence des « Escort girls », ces jeunes femmes de la classe moyenne désargentée, dont beaucoup d’étudiantes qui, bien que pauvres, ne voulant pas être confondues avec les prostituées des classes populaires des trottoirs, des salons de massage ou des appartements sordides de banlieue, se font payer pour des « prestations de service » dépassant le cadre de la seule passe (soirée au restaurant, au cinéma, etc.)… bref, des sortes de « putes de luxe » en général pour hommes de classe moyenne un peu aisée, où la passe se fait passer pour une passade – ce qui n’est jamais qu’une façon d’attiser le désir et d’intensifier la passe. Mais ce n’est pas tout : suivant certainement les mœurs de la riche bourgeoisie, la prostitution tend à devenir la norme collective de la vie sexuelle adulte. Ceci au point qu’il est fort à parier que bien des femmes condamnent moralement d’autant plus fermement la prostitution qu’elles en ont intégré les codes dans leur sexualité et leur comportement envers les hommes. Et jusqu’aux codes prostitutionnels de la beauté : dites à de belles jeunes femmes, par exemple, au hasard, italiennes de Sienne en Toscane, qu’elles sont belles, elles vous répondront que non, qu’en tant qu’italiennes et méditerranéennes typées elles sont très éloignées des canons de la beauté féminine, dont la référence en la matière sont aujourd’hui les femmes – très prisées du monde de la mode – des pays de l’est, grands réservoirs de la prostitution des pays d’Europe de l’Ouest. Par ailleurs, regardez un film comme « Jeune et jolie » de François Ozon : la prostitution, de sa propre initiative, d’une jeune mineure, exalte l’idée qu’on aurait là affaire à un véritable principe de maturation sexuel et existentiel pour une jeune femme de classe moyenne vraiment moderne. La nouvelle perversion sociale désormais très massivement répandue que représente le sexfriends n’est pas autre chose qu’une forme de prostitution sans prostitution, c’est-à-dire une forme de rapport entre hommes et femmes intégrant les codes de la prostitution, en particulier l’absence totale de tout principe d’engagement envers l’autre, singulièrement de tout engagement dans un amour partagé, la négation même du mot « amour » – à l’exception du paiement au comptant. Nous vivons bel et bien, comme le disait Slavoj Zizek, dans le monde des choses soustraites à leur principe : le café décaféiné, le thé sans théine, le feu sans fumée, la révolution sans révolution… ainsi que la prostitution sans paiement au comptant – du reste, qui paierait qui dans cette affaire, les hommes et les femmes prostituant leur corps d’un commun accord ? Mais ce serait l’objet d’un autre chapitre.

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