Ecrit philosophique de Julien Machillot
Atelier Archégalité
2021
La violence intrinsèque de la pensée
Une des thèses centrales que j’ai soutenu dans Conservatisme sceptique et conservatisme dogmatique est celle de la violence intrinsèque du réel, dont les différentes idéologies circulantes opèrent à mon sens l’inquiétante négation. Cette violence intrinsèque du réel se décline dans mon intervention en termes de violence intrinsèque de la sexualité concernant les rapports hommes/femmes, de violence intrinsèque de la politique concernant les rapports amis/ennemis ou rapports d’adversité antagonique et de violence intrinsèque des rapports entre l’humanité et ce qu’il est convenu d’appeler « la nature ». Or il y a un point que je n’ai pas traité directement, seulement de manière oblique, et que je voudrais nommer et thématiser ici. Cela concerne la la pensée en général. La pensée est, d’une façon ou d’une autre, aux prises avec le réel, donc avec sa violence intrinsèque. Mais la pensée fait aussi partie du réel, il faut l’inclure dans le réel, non pas qu’elle soit le tout du réel, loin de là – le réel existe indépendamment de la pensée – mais à partir du moment où il y a pensée, il n’y a aucune raison de ne pas inclure la pensée comme étant partie prenante du réel. Il y a un réel de la pensée ; il y a par ailleurs une violence intrinsèque du réel ; donc il y a une violence intrinsèque de la pensée. C’est cette violence intrinsèque de la pensée que je veux commencer à élucider ici.
Cette violence intrinsèque de la pensée, il faut d’abord la distinguer des formes extrinsèques qu’elle peut prendre. L’expression de la pensée peut prendre une forme polémique, mais ce n’est pas une nécessité. On ne peut pas déduire de la violence intrinsèque de la pensée la nécessité pour la pensée de prendre la forme d’une violence polémique acharnée. Il n’y a jamais de rapport de déduction simple de l’extrinsèque à partir de l’intrinsèque, et c’est pourquoi par exemple la violence intrinsèque de la sexualité est un principe d’intelligibilité et non, évidement, une thèse de justification des violences empiriques. En réalité, cette violence intrinsèque de la pensée porte un nom connu, qui est « la radicalité ». Toute pensée est intrinsèquement violente parce qu’elle est par essence radicale. L’inverse est également vrai : toute radicalité est d’abord une radicalité de la pensée. La violence intrinsèque de la pensée signifie la radicalité de toute pensée digne de ce nom. Alors on dit qu’étymologiquement « radicalité » signifie « prendre les choses à la racine », elle cherche à aller au fondement, au principe des choses, et non pas seulement à décrire les choses dans leur dimension phénoménale. On voit bien ici que ça n’aurait pas grand sens d’exiger de la pensée qu’elle prenne une forme nécessairement polémique, dans la mesure où chacun sait bien qu’une pensée formulée dans une grande douceur et délicatesse peut parfois détenir une charge de violence interne infiniment plus grande qu’une opinion violemment exprimée qui s’avère n’être que faussement de la pensée.
Néanmoins, je pense qu’il est important qu’aujourd’hui une part de la pensée, du travail de la pensée, soit marquée par la violence dans sa forme d’existence, qu’une part du travail de la pensée soit dans la manière de se manifester frappée du sceau de la violence intrinsèque du réel. Autrement dit, je crois nécessaire, pour des raisons de conjoncture, qu’une part de la pensée soit ouvertement, explicitement, polémique, donc violente. Pourquoi ? Parce qu’aujourd’hui l’espace général du débat d’opinion s’est beaucoup tendu, au point d’être le lieu d’un retour massif de types d’opinion ouvertement fascistes, et que cet espace d’opinion se caractérise précisément par la corruption de la question de la radicalité. On vit aujourd’hui dans le règne de la profusion des fausses radicalités, où chacun y va de ses charges haineuses, de ses brutaux dérapages d’opinion, et la confusion la plus totale s’est installée entre pensée et règlement de compte. Je pense que dans une telle situation, où la confusion la plus totale règne concernant l’identification de ce qui relève d’une radicalité vraie, c’est-à-dire d’une radicalité de la pensée, il est urgent que la pensée reconquiert ses droits exclusifs sur la radicalité. C’est une prescription que je crois dorénavant incontournable : la pensée doit reconquérir sa propre radicalité, il est urgent de travailler à rendre de nouveau identifiable le rapport de la pensée à sa violence intrinsèque face à la profusion de toutes les fausses radicalités ainsi qu’au refus de la radicalité, donc en vérité de la pensée même, qui en est le corollaire.
Dans cette situation, je crois qu’il y a deux grands écueils, deux impostures dans le rapport à la pensée, qu’il faut je crois identifier et dénoncer.
Il y a d’abord ce que j’appellerai l’imposture nihiliste. Cette imposture nihiliste, ou aussi bien fasciste, consiste à prendre la voie de la violence pure, c’est-à-dire la voie d’une violence purifiée de toute pensée. C’est la tentation terroriste. C’est ce qu’on a vu à l’œuvre ici par exemple avec les meurtres de masse de 2015. C’est le choix d’une violence pure, qui en se purifiant de toute pensée (en l’occurrence par le recours à la religion mais ça peut être par tout à fait autre chose) se purifie en réalité de tout traitement de la violence intrinsèque du réel par la violence intrinsèque de la pensée en leur substituant une violence purement extrinsèque, empirique, celle du meurtre, du crime. Plus précisément, cette forme de violence meurtrière inscrit en elle, dans sa forme même, le rejet de la pensée, dans la mesure où il n’y a aucune raison de tuer untel plutôt qu’untel. Il y a donc une dimension de pure gratuité ouverte, d’irrationalité irréductible assumée, inscrite dans la forme même que prend le crime nihiliste, le crime fasciste, et qui signe sa soustraction à la pensée et son refus de traiter en pensée, c’est-à-dire par les moyens de la violence intrinsèque de la pensée, la violence intrinsèque du réel même. Comme vous le savez, l’Etat et l’Opinion parlent à ce sujet de « radicalisation », de « jeunes qui se radicalisent », etc. : en vérité, il n’est nullement question de radicalité là-dedans, mais tout au contraire du refus de toute radicalité. Il existe par ailleurs une multiplicité d’occurrences historiques de cette imposture nihiliste, en particulier l’anarchisme a été, à plusieurs reprises, l’élément idéologique dans lequel a baigné l’imposture nihiliste, par exemple avec les anarchistes russes au 19ème siècle.
Il y a une deuxième imposture, que j’appellerai cette fois l’imposture pacifiste. Elle est aujourd’hui très portée je crois dans les milieux de la petite bourgeoisie, en particulier certains milieux de gauche, mais elle ne se réduit pas à une classe sociale en particulier. C’est l’imposture inverse de la précédente, qui prétend purifier la pensée de toute forme de violence. Cela renvoie en vérité à une vieille illusion, une vieille tradition humaniste, qui consiste à opposer la pensée et la violence. Il y aurait d’un côté la réalité qui serait violente, et de l’autre la pensée qui serait une puissance de pacification de la réalité, de neutralisation de la violence. La violence serait du côté du réel, et non de la pensée, la pensée ne faisant donc plus tout à fait partie du réel. La pensée est fondamentalement innocente en regard de la violence, puisque la violence n’est que la négation de la pensée. C’est une conception idéaliste de la pensée, qui en outre est une moralisation du réel. La violence, c’est le mal. La violence, c’est d’abord l’ensemble des formes extrinsèques et empiriques qu’elle peut prendre, et que la pensée, du haut de son innocence pacifiste, condamne de façon tout à fait unilatérale. Et pour peu que soit reconnue une forme de violence intrinsèque, et non pas seulement extrinsèque, de violence du réel, cette violence est conçue comme un mal fondamental, un « mal radical », ce qui se dit : la nature humaine est mauvaise. C’est intéressant, parce qu’ici la thèse du mal intrinsèque de l’humanité est le corollaire de la dénégation idéaliste de la violence intrinsèque de la pensée. Cette imposture pacifiste prend aujourd’hui à mon avis beaucoup la forme du refus de se sentir violenté de quelque façon que ce soit par de la pensée, par des idées. Et je dirais que c’est un des résultats d’une éducation à la fois scolaire et familiale, propre sans doute à des générations qui n’ont pas connu la guerre, et qui ont de ce fait été largement protégés de l’effraction de la violence du réel qui règne par ailleurs dans beaucoup d’endroits du monde, dont le rapport à la violence est faiblement constitué par la médiation des savoirs et fortement constitué par la médiation des médias, du journalisme. C’est là je pense est une grande faiblesse, limitant considérablement la capacité de chacun à traiter ce réel, puisqu’il s’agit précisément de ne pas vouloir avoir à faire avec le réel.
Telles sont, donc, les deux impostures : celle de la purification nihiliste de la violence de toute pensée d’un côté, celle de la purification pacifiste de la pensée de toute violence de l’autre.
Qu’est-ce qui fait maintenant le caractère intrinsèquement violent de la pensée ? Cela tient à sa radicalité, d’accord. Mais quelle est la forme, ou quelles sont les formes, qui caractérisent cette radicalité constitutive de toute pensée véritable ? On peut les décrire succinctement. D’abord, cette violence intrinsèque tient à ce qu’il y a toujours un élément décisionnel très singulier constitutif de toute pensée. La pensée procède par principes, axiomes ou, quelques soient les noms qu’on peut donner à ces commencements et commandements qui constituent l’espace d’une pensée, donc par une ou plusieurs décisions qui, si fondées en raison et donc argumentées soient-elles, n’en gardent pas moins en elles la trace d’une décision pure. Il ne s’agit cependant pas à proprement parler d’un noyau irrationnel de toute pensée rationnelle. La violence intrinsèque de la décision de pensée ne tient pas à sa dimension irrationnelle mais au contraire à sa dimension de refus tranché de l’irrationnel. La pensée est d’autant plus intrinsèquement violente qu’elle se refuse à tout compromis avec quelque élément irrationnel que ce soit. Autrement dit, toute décision de pensée est une décision prenant parti pour le pensable contre l’impensable. C’est précisément cette prise du parti extrêmement tranchée du pensable contre l’impensable qui constitue la première figure de grande violence intrinsèque de la pensée. Cette violence tient dans le paradoxe même de la décision du rationnel – car ce qui est rationnel est de l’ordre de la preuve argumentée et non de la décision pure – qui est comme l’élément extime de la pensée. Vient ensuite la violence propre des conséquences, la violence démonstrative elle-même. Par exemple, une déduction est une forme de démonstration d’autant plus violente qu’elle est particulièrement implacable. Une induction est beaucoup moins violente qu’une déduction. Et dans l’espace de la déduction, L’inférence est plus violente que la seule implication. L’implication, déjà, force celui qui y a affaire à la suivre dans ses conséquences logiques les plus implacables qu’il le veuille ou non. Mais si l’implication n’exige d’un raisonnement que sa validité logique, l’inférence quant à elle exige la vérité de la prémisse de façon à induire non la seule validité générale du raisonnement, mais la vérité de la conséquence. C’est cette portée ontologique de l’inférence et non seulement logique de l’implication qui fonde la suprême violence symbolique de la déduction. Dans l’induction en revanche, où il s’agit de proposer une sorte de loi généralisée à partir d’un certain nombre de cas particuliers, d’occurrences factuelles déterminées, nulle n’est jamais vraiment forcé de l’admettre sans réserve, dans la mesure où reste intrinsèquement ouverte la possibilité de rencontrer un cas encore inaperçu, ou bien une occurrence non encore advenue, qui contredira la supposée universalité de la loi ainsi induite. Il y a donc des types de démonstration et d’argumentation de nature plus ou moins violente, mais plus elles sont violentes, plus elles sont efficaces et plus la pensée a de chances d’être absolument vraie. D’ailleurs, concernant des choses comme ça, on parle rarement de violence. Or, s’il y a bien des êtres qui rencontrent massivement la violence intrinsèque de la pensée sous ces formes, ce sont bien les enfants. Beaucoup d’enfants, à l’école, se trouvent rapidement brutalement exclus de cet univers des savoirs, univers scolairement très déformé voire défiguré de la pensée, et les enfants pour qui ce n’est pas le cas, ceux qui ne rencontrent pas violemment la violence constitutive de la pensée sont généralement ceux pour qui les générations qui ont précédé se sont chargées de traiter cette question de la violence et ont ainsi incorporé et transmis une capacité de traitement plus doux de cette violence intrinsèque. Bien sûr ça c’est dans les grandes lignes, en réalité les dés ne sont jamais complètement joués d’avance et il faudrait à partir de là entrer dans des considérations plus détaillées. Mais enfin, je pense qu’une des raisons pour lesquelles l’école est d’une telle violence massivement répressive envers d’innombrables jeunes, dont ceux des classes populaires évidement mais même au-delà, s’explique justement parce que l’école est précisément fondée sur la dénégation idéaliste et humaniste de la violence intrinsèque de la pensée. Ensuite il y a d’autres formes de violence intrinsèque de la pensée qui singularisent ce qu’on peut appeler les grandes disciplines de vérité. Par exemple, l’art a toujours affaire avec quelque chose comme la violence de l’informe qui vient violenter, bouleverser, les formes établies, les canons académiques de la beauté, etc. L’humanité est alors comme forcée par l’inventivité artistique d’accepter comme relevant d’une forme ce qu’hier encore elle ne percevait que comme de l’informe, du pur chaos, de l’arbitraire. Par ailleurs, une expérience scientifique vise à forcer le réel à livrer ses secrets : l’humanité a dû commencer par se faire violence pour accepter que le scalpel du scientifique se mette à découper ses cadavres, les possibilités de la médecine modernes supposaient d’innombrables et cruelles expérimentations sur les animaux, et c’est comme ça, et un dispositif comme celui du laboratoire de particules du CERN à Genève, extraordinairement complexe et sophistiqué, expérimente jour après jour directement la violence intrinsèque du réel telle qu’elle se donne dans le choc des particules, choc hyper localisé à toute petite échelle dont la violence inouïe ainsi enregistrée est précisément ce qui délivre à nos yeux ébahis les nouveaux secrets encore inconnus du monde physique. Et comment la pensée politique pourrait-elle quant-à-elle ne pas être violente, alors que le monde est violent, alors qu’elle a à traiter la violence des antagonismes qui font qu’il ne saurait pas même y avoir de politique juste s’il n’y a pas des amis et des ennemis – des ennemis au sens fort – identifiables. Le militant politique est nécessairement l’ennemi de beaucoup de monde, c’est comme ça. Et il faut bien qu’il ait une conscience aigüe de ce point, sinon cela revient à vivre dans le mensonge. Il faut accepter d’avoir de très nombreux et irréductibles ennemis dans cette vie. Il faut absolument se pénétrer de ce point, l’accepter pleinement, si on veut travailler sérieusement. Alors, bien sûr, je parle ici de la violence intrinsèque de la pensée politique. Car de cette violence intrinsèque on ne déduira pas nécessairement la nécessité que le rapport aux ennemis prenne une forme empiriquement guerrière. Là encore, le rapport de l’extrinsèque à l’intrinsèque n’est pas de déduction. Cela a d’ailleurs été une des grandes faiblesses de certaines dérives pseudo marxistes que de sombrer dans la rhétorique de la justification pure et simple de la violence extrinsèque comme expression nécessaire de la violence intrinsèque. Il faut, encore, dissocier fermement les deux aspects des choses, on en revient toujours à ça. Mais les dissocier fermement suppose de reconnaître d’autant plus fermement le caractère intrinsèque de la violence du réel politique. Car la réponse à la question des choix et du statut donné à la violence politique extrinsèque (pouvant aller jusqu’à la guerre dans certaines circonstances) dépend d’abord du statut qu’on va donner pour la pensée politique en partage à cette violence intrinsèque du réel. Si cette violence intrinsèque n’est pas reconnue de façon partagée, alors on n’évitera pas l’apparition chaotique des formes empiriques de violence, on n’aura aucune maîtrise de cette question.
Il est donc impératif à mon avis de reconnaître sans concession cette violence intrinsèque du réel de la pensée, comme une condition d’intelligibilité de la pensée même et par elle-même. On ne peut pas définir une fois pour toutes un critère transcendant, en particulier moral, d’identification indubitable de la radicalité de la pensée, car ce critère d’identification lui est toujours immanent. A charge pour la pensée de se réidentifier chaque fois de l’intérieur d’elle-même, et d’identifier son noyau de radicalité en le discriminant de toute fausse radicalité, donc de toute violence purement sophistique. En la matière, il faut toujours juger sur pièce. Cela ne saurait relever d’une méthodologie générale des bonnes et mauvaises formes de la pensée violente. Et pourquoi faire cela ? Pourquoi en passer par la reconnaissance de la violence intrinsèque de la pensée ? Parce qu’à mon sens c’est la condition pour examiner la question de savoir comment une certaine violence de la pensée, violence à la fois intrinsèquement nécessaire et extrinsèquement contingente, peut et doit devenir, non plus un obstacle rebutant mais au contraire une ressource pour un partage élargi de la pensée.
En vérité, de notre capacité à traiter ce point dépend beaucoup de choses. Ce point, c’est la question du statut que la pensée va donner à la violence en elle-même. Du statut que l’on va donner à la violence dans la pensée dépendra le statut que la violence aura dans le réel hors pensée. Mon hypothèse générale sur ce point est la suivante : plus la violence intrinsèque de la pensée est reconnue, plus elle est en partage, plus la violence intrinsèque du réel extérieur à la pensée peut être traitée par elle, et donc plus la violence empirique peut être symbolisée et maîtrisée, voire même neutralisée et annulée dans certaines circonstances ; a contrario – c’est l’autre face de le même médaille – plus la violence intrinsèque de la pensée est niée, moins ce réel de la pensée est partagé, plus la violence a des chances de faire retour sous la forme empirique d’une violence brutale, insymbolisable et meurtrière. Autrement dit, entre violence principielle et rigoureuse de la pensée et violence nihiliste-fasciste déchaînée, il faut choisir, nulle ne peut ne pas choisir entre les deux. C’est un choix d’une extrême violence, certes, mais un choix dont la nécessité est expressément induite de la violence intrinsèque du réel en général, et de la pensée en particulier.
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