Cours de philosophie de Julien Machillot

Atelier Archégalité

Ecole des Actes – 12 décembre 2021

Texte rebâti à partir de ma double intervention

Suivi d’un bilan des points discutés

 

Première partie : Althusser et les AIE (Appareils Idéologiques d’Etat)

Deuxième partie : Sur l’écologisme

 

 

I – la doctrine althussérienne de l’Idéologie et des Appareils Idéologiques d’Etat.

La théorie des Appareils Idéologiques d’Etat (AIE) ouvre pour Althusser à une extension, voire une refonte de la doctrine marxiste traditionnelle de l’Etat. Le marxisme initial envisage l’Etat comme un appareil répressif, composé du gouvernement, de l’administration, de la police, de l’armée, des tribunaux et des prisons. Le caractère fondamentalement répressif de l’Etat vient de ce qu’il s’agit d’un Etat de classe, c’est-à-dire d’un appareil dont la fonction est d’assurer la domination de classe de la bourgeoisie.

La thèse d’Althusser est que cette conception est insuffisante car l’Etat ne fonctionne pas seulement à la répression, mais aussi à l’idéologie, au ralliement idéologique sans lequel la répression seule serait rapidement impuissante. Surtout, la répression seule ne permet pas d’expliquer comment opère la reproduction des conditions de la production.

La vie collective est en effet fondée sur la production et le processus de cette production. Ce processus se compose de deux termes : d’un côté les moyens de productions (matières premières et auxiliaires, bâtiments, machines, etc.) et de l’autre la force de travail, les ouvriers et les rapports de production dans lesquels ils sont pris. Or cette force de travail doit être renouvelée génération après génération pour assurer la continuité de la production. Il faut former à la production et pour cela rallier les gens, les ouvriers, au mode de production établi. Là se joue l’autonomie de l’idéologie en regard de la répression.

Notons que c’est ce qui est aujourd’hui largement oublié : on voit tous les jours des mouvements sociaux faire feu sur la répression étatique, en particulier policière, cette focalisation sur la question répressive leur permettant de ne pas avoir à s’interroger sur leur propre intériorité idéologique au démocratisme propre à l’ordre capitaliste des choses.

A partir de là la thèse centrale d’Althusser est qu’il existe des AIE qui assurent l’autonomie de la fonction idéologique de l’Etat en regard de son appareil répressif. Parmi eux, l’AIE religieux (le système des Eglises), les AIE juridique (la justice, les lois, le droit…), politique (les partis parlementaires), syndical (il s’agit bien de prétendre défendre des intérêts sans mettre en question le régime politique existant ni, donc, ce au service de quoi il est), culturel (les théâtres par exemple doivent être envisagés comme assurant une fonction idéologique à part entière de ralliement à l’ordre des choses), de l’information (les médias, s’ajoutent aujourd’hui le système des réseaux sociaux…), mais aussi familial et scolaire. Voir dans la famille, conçue comme le lieu de la vie « privée » et dans l’école, conçue comme lieu d’enseignement « neutre », des AIE, représente un véritable pavé dans la mare et pour aujourd’hui plus encore peut-être qu’à l’époque d’Althusser !

Les AIE ont trois caractéristiques fondamentales :

1/ Ils fonctionnent au primat de l’idéologie sur la répression. Ce point devrait être examiné de très près. Par exemple, l’école fonctionne au primat de l’idéologie pour ceux qui sont considérés comme pouvant être ralliés de cette façon à l’ordre des choses. Mais énormément d’élèves font aujourd’hui l’épreuve de ce que le rapport de l’école à eux fonctionne au primat de la répression…

2/ La multiplicité des AIE, multiplicité permettant l’expression en eux des contradictions de classe. A l’époque, contradiction entre idéologie bourgeoise et idéologie prolétarienne. Pour aujourd’hui, il faut prendre en compte que s’il y a bien de multiples contradictions idéologiques, il n’y a pas de véritable bataille idéologique fondée sur un antagonisme politique fondamental. Cela complique je crois la question de ce qui a lieu dans les AIE.

3/ L’unification des AIE par l’idéologie dans des formes contradictoires, par l’idéologie dominante. Je ferai d’ailleurs l’hypothèse que c’est parce que la contradiction idéologique aujourd’hui n’est pas antagonique que l’idéologie dominante n’est pas l’idéologie de la domination, ce qui est une thèse un tout petit peu différente de celle que je soutenais dans mon texte sur les conservatismes. L’idéologie dominante s’identifie d’autant plus (moins) à l’idéologie des dominants qu’elle est plus (ou moins) confrontée à une opposition idéologique de nature réellement antagonique.

Une autre thèse d’Althusser est que le monde moderne est passé du dispositif central des AIE Eglise/famille au dispositif AIE Ecole/famille. Althusser montrant ainsi le rôle absolument central du système scolaire dans l’idéologie. D’ailleurs : nier l’existence et la fonction propre de l’idéologie et sous-estimer le rôle étatique de l’école, ça va de pair, ça marche ensemble !

Une autre thèse est que l’idéologie est éternelle (comme l’inconscient freudien) : il n’y a d’historicité que des idéologies, mais il y a toujours des idéologies. D’une certaine façon, Althusser anticipe par-là la thèse de la fin des idéologies sous le règne de laquelle nous sommes toujours, en montrant qu’il ne s’agit là que d’une énième mouture idéologique.

L’autonomie de l’idéologie en regard de la fonction répressive est substantielle, elle a sa consistance propre. L’idéologie n’est pas un simple vain reflet négatif déformé des rapports entre les choses (c’est-à-dire des conditions réelles d’existence), mais un rapport imaginaire aux rapports réels. « L’idéologie représente le rapport imaginaire des individus à leurs conditions réelles d’existence. » Ce point est crucial, car il signifie qu’il y a une consistance interne, une positivité de l’espace idéologique dont on ne peut sortir à peu de frais comme s’il s’agissait d’une simple négation illusoire du réel par la conscience qu’on pourrait écarter d’un simple refus sans conséquence. Il y a donc des conditions exigeantes pour se soustraire à l’espace idéologique ambiant. Il ne s’agit pas d’un simple fait de conscience n’engageant pas fondamentalement la pensée des gens.

Qu’en est-il maintenant du fonctionnement de l’idéologie dans les AIE ? La thèse, centrale, d’Althusser, est qu’elle fonctionne sur le mode de « l’interpellation » : « l’idéologie interpelle les individus en sujet ». Althusser construit une « scène théorique » : un policier interpelle un individu « hé, vous là-bas ! » qui, se reconnaissant interpellé, se retourne. Althusser ajoute : « par cette simple conversion physique de 180°, il devient sujet ».

Malgré son caractère hautement suggestif, il y a à mon sens une sorte de faiblesse intrinsèque de cette scène théorique. La scène se construit à partir de la figure du policier, figure répressive par excellence, pour dégager le fonctionnement de l’idéologie dans son autonomie en regard de la répression. C’est d’ailleurs pourquoi Althusser est obligé de préciser que ce qui compte ici, concernant la raison pour laquelle l’individu se retourne et se reconnaît comme sujet de l’interpellation, c’est la reconnaissance elle-même et non pas une supposée culpabilité. Mais cela explique aussi pourquoi, comme le dit Éric Marty dans son livre Le sexe des modernes, pensée du Neutre, théorie du genre, Judith Butler a pu intégrer ce fameux texte d’Althusser comme une référence dans le corpus des gender studies. Elle n’a pu le faire qu’au prix, à travers la fusion entre « interpellation » althussérienne et son propre pseudo-concept de « performativité », de rabattre la scène théorique sur une dimension purement répressive, en insistant sur la figure empirique du policier et en faisant jouer un rôle central à la culpabilité qu’Althusser prenait soin, précisément, de laisser de côté.

Ajoutons que l’interpellation n’a pas de dimension performative, que le concept butlérien de performatif est inconsistant. L’énoncé « eh, vous là-bas ! » n’est pas un énoncé performatif, car il ne réalise pas par lui-même ce qu’il dit. Si l’individu interpellé se retourne, c’est une conséquence de l’interpellation et non pas l’acte de l’énoncé lui-même.

En rabattant la scène purement théorique de l’autonomie de l’interpellation idéologique sur une scène empirique d’interpellation policière de nature répressive, Butler fait un contresens qui va parfaitement dans le sens de la théorie du genre comme relevant d’une stricte dimension normative de type répressive. Il n’y a pas de vraie théorie de l’idéologie dans les gender studies, qui ne sont par eux-mêmes qu’une idéologie.

J’ai fait référence au livre de Marty. L’intérêt est qu’il est très savant concernant le rapport de l’œuvre de Butler aux dispositifs théoriques, philosophiques et psychanalytiques des grands noms des années 50 à 70. Son livre montre ainsi à mon sens l’étendue de l’imposture butlérienne (même s’il n’appelle pas ça comme ça), qui consiste non pas tant à emprunter des concepts et à les détourner (ça c’est tout à fait normal), qu’à en réduire systématiquement la portée en les coulant dans le moule très étroit de l’empirisme anglo-saxon. Le livre a donc une certaine tenue théorique. En même temps, il s’inscrit dans le même horizon général de déconstruction de la différence sexuelle, opposant seulement à la multiplicité proliférante des orientations sexuelles propres au théories du genre, l’unicité d’une pensée du neutre, d’une position sexuée qui ne soit ni homme ni femme et dont le travesti oriental est la figure barthésienne paradigmatique. Pour autant, concernant ce qui nous occupe ici, s’il met bien à jour le contresens de Butler, lui-même en vient à faire un autre contresens, pire encore que celui qu’il dénonce et qui met à jour les manipulations conceptuelles auxquelles il est sujet, qui peuvent être très misérables comme dans le livre qu’il a écrit sur Alain Badiou. Cherchant à faire du texte d’Althusser un précurseur du postmodernisme plus tard inauguré par Foucault, il en vient à écrire, p. 85 : « Ecrire que l’idéologie est éternelle, qu’elle « n’a pas d’histoire », cela signifie que l’idéologie est « sans dehors », qu’il n’y a pas d’autre monde, ou d’arrière-monde au sens nietzschéen, et c’est du coup faire l’hypothèse que « l’idéologie » est devenue une catégorie « positive », au sens où elle est sans alternative, et où elle est d’une certaine manière la réalité. » !!! On imagine les cheveux se dresser sur la tête du pauvre Althusser à la lecture d’une telle ineptie ! Le mieux pour répondre à cela est de citer Althusser lui-même : « L’idéologie n’a pas de dehors (pour elle), mais en même temps qu’elle n’est que dehors (pour la science, et la réalité) » !!! (Je souligne !) On ne peut donc réduire à l’idéologie ni la réalité qui se situe par rapport à elle en position de stricte extériorité, ni la science envisagée comme pensée sans sujet. Autrement dit, si Althusser prend soin d’accorder une certaine consistance positive à l’espace idéologique, c’est pour mettre en valeur son autonomie en regard de la fonction répressive de l’Etat et pour souligner l’exigence des conditions de sortie de l’idéologie, ce n’est nullement pour affirmer que de toute façon tout est idéologie et qu’on ne peut donc en sortir d’aucune façon ! Ce qui est précisément l’impasse dans laquelle Marty entraîne le lecteur, effectuant ainsi une opération de recouvrement idéologique du texte même d’Althusser. En fin de compte, Idéologie et Appareils Idéologiques d’Etat n’est pas plus précurseur du postmodernisme pour lequel tout est discours sans dehors que des théories du genre qui réduisent la différence sexuelle à la répression sociale normative.

L’autonomie de l’idéologie se reconnaît au fait qu’à partir de la conversion des individus interpellés, « les sujets marchent, ils marchent tout seul ». Ils ne marchent pas d’abord à la répression.

L’interpellation idéologique des individus en sujet conduit ensuite au caractère spéculaire, et même doublement spéculaire, de l’idéologie. Outre la fonction de méconnaissance (imaginaire), l’idéologie admet une fonction de reconnaissance. Les sujets se reconnaissent interpellés par un Sujet (avec un grand S), ils sont donc constitués en miroir de ce Sujet, et les sujets se reconnaissent également entre eux. Cela correspond très bien à ce qui se passe dans l’écologisme actuellement : les individus se reconnaissent interpellés en sujets responsables par un Sujet – la Nature, la planète – avec lequel ils se sentent personnellement et directement reliés au point de s’envisager comme individuellement responsables, dans leurs moindres faits et gestes, du destin entier de ce Sujet menacé !

En revanche, l’écologisme met en question la dernière thèse avancée par Althusser, selon laquelle l’obéissance au Sujet garantit que tout est bien ainsi et que, selon la formule chrétienne consacrée : « ainsi soit-il ». En effet, l’écologisme est d’autant plus enraciné que, chez beaucoup, cela s’accompagne de la certitude de la fin du monde… Je pense que cela vient peut-être d’une certaine confusion dans laquelle reste Althusser entre conservatisme dogmatique, où joue à plein la garantie que les choses sont nécessairement ce qu’elles doivent être, et conservatisme sceptique, où cette garantie est beaucoup plus errante.

 

II – Une première critique de l’écologisme

Je voudrais commencer par proposer une caractérisation générale du capitalisme, comme boussole pour s’orienter à termes dans les rapports compliqués des idéologies actuelles à la mondialisation capitaliste contemporaine.

Je laisse de côté la catégorie de néolibéralisme, qui est la notion consensuelle de la gauche universitaire et qui revient à voir dans le capitalisme actuel une figure excessive en regard d’un libéralisme par lui-même supposément normal. C’est l’arrière fond qui permet à mon sens à quelqu’un comme Piketty par exemple (faisant il est vrai partie de la fraction la plus modérée de la gauche universitaire) de réduire la grave question des inégalités systémiques mondiales qu’il instruit lui-même à un vulgaire problème de fiscalité.

Il existe un autre point de départ à mon sens plus intéressant : la proposition faite par les intellectuels italiens Alessandro Russo et Claudia Pozzana selon laquelle nous sommes entrés dans l’ère du capitalisme non négociable. Après-guerre, le capitalisme a assuré son hégémonie dans le bloc de l’ouest en se fondant sur l’acceptation de la négociation du Capital et du Travail. Négociation visant à ce que l’Etat, appelé Etat providence, soit à même de garantir, au nom de l’intérêt général, les conditions minimales d’existence de tous (ce qui n’a évidemment rien à voir avec l’égalité en tant que telle), notamment au travers d’un certain nombre de droits inaliénables pour tous, singulièrement les ouvriers, droits du travail et droits sociaux. Ce système redistributif dit de « justice sociale » ayant tout particulièrement permis l’essor d’une large classe moyenne protégée de la pauvreté. Après l’effondrement du bloc de l’est, le capitalisme se retrouvant sans alternative politique globale, se mondialisant, a pu muter, dès les années 80/90, avec comme précurseurs Ronald Reagan aux Etats-Unis et Margaret Thatcher en Grande-Bretagne, en capitalisme non négociable.

Ma proposition consiste à effectuer un tour de vis supplémentaire : Nous vivons dans l’ère du capitalisme de la négociation – ou du négoce – non négociable, ou encore du capitalisme de la marchandisation – ou du marchandage – non négociable. Car qu’est-ce qui était au fond négocié dans l’époque du capitalisme négociable ? Qu’un certain nombre de droits soient inaliénables, inconditionnels, inscrits dans le code du travail par exemple et par conséquent soustraits à toute possibilité de négociation directe entre un patron et un ouvrier ou salarié. Il s’agissait de négocier le caractère non négociable d’un certain nombre d’avantages, de garanties d’existence minimales de la population. A contrario, dans l’ère du capitalisme de la négociation non négociable, tout doit pouvoir être négocié, y compris les droits, qui perdent ainsi toute dimension d’inconditionnalité, comme le montre le grand juriste Alain Supiot dans Le gouvernement par les nombres ou dans Homo juridicus par exemple. Les droits eux-mêmes deviennent marchandables, des « produits législatifs » échangeables sur le marché des valeurs juridiques. Autrement dit, pour le capitalisme de la négociation non négociable, il y a bien un absolu non négociable : la négociation elle-même, le négoce de toute chose. Une seule et unique chose n’est pas négociable : la possible et nécessaire négociation de toute chose. Capitalisme du marchandage non négociable, car on ne peut négocier en dernière instance que ce qui s’avère marchandable, c’est-à-dire ce qu’on peut vendre ou acheter. D’où le problème central de la privatisation, car tout n’est marchandable que si tout est privatisable. La doctrine fondamentale de cette figure contemporaine du capitalisme, c’est ce que je proposerai d’appeler le corrélationnisme capitaliste, qui se dit : ce qui n’est pas privé n’existe pas. Chamayou le montre très bien dans La société ingouvernable, lorsqu’il montre, p.188, qu’en termes de problèmes environnementaux, pour les capitalistes « un lac non capitaliste [c’est-à-dire non privé] n’existe pas. La thèse fondamentale est que l’appropriation marchande de la nature est la condition de sa préservation ». D’une façon générale, ce qui n’est pas privé, n’existant pas, ne saurait être pris au sérieux ni traité politiquement par les capitalistes ni, selon eux, par personne.

De ce point de vue, on pourrait proposer comme première entrée dans la question du rapport du capitalisme à l’écologie l’exemple de la privatisation de l’eau : le cas de l’Australie et maintenant de la Californie. Le cas australien est me semble-t-il exemplaire. J’avais trouvé là-dessus il y a un an peut-être un documentaire de Jérôme Fritel, Main basse sur l’eau, sorti sur Arte mais qui est malheureusement devenu d’après mes recherches complètement introuvable, et pour cause. J’en parle donc de mémoire, dans les grandes lignes.

L’Australie, après une première tentative de Thatcher en Grande-Bretagne, est devenu le fer de lance de la privatisation de l’eau. Il faut noter le rôle crucial des écologistes là-dedans : la victoire de la marchandisation de l’eau a été remportée grâce à l’alliance des grands capitalistes et d’ONG écologistes. Double argument écologiste : il faut mettre un prix à l’eau pour que chacun prenne conscience de son importance !! La privatisation de l’eau est la condition pour ensuite en soustraire une partie aux marchés et la réserver à la nature en interdisant son exploitation par l’homme !! (Comment exactement, je ne sais pas : s’agit-il pour les ONG de racheter une partie de l’eau, par exemple telle rivière, tel lac, etc., et avec quels moyens, sortis d’où ? Qui devient propriétaire de l’eau inviolable : les ONG écologistes ? La Nature elle-même ? Etc.) Une des principales conséquences est d’avoir mis à genou l’ensemble de la petite agriculture et de l’élevage familials, le coût de l’eau revenant aussi cher que celui des produits de l’agriculture et du lait vendu. Restes les gigantesques industries de l’agriculture et de l’élevage qui ont les moyens de faire des économies d’échelle en achetant l’eau à coups de dizaines de millions de dollars. Autrement dit, la privatisation de l’eau à échelle du pays entier induit un processus d’extrême concentration du capital entre les mains de quelques monopoles pratiquant en particulier la monoculture dévastatrice à grande échelle, ce qui n’a, on le sait, strictement rien d’écologique. Ce modèle est en passe de se reproduire en Californie pour, pourquoi pas, se généraliser à l’échelle de la planète entière. L’Australie puis la Californie d’abord, du fait des grandes sécheresses qui y sévissent, donc du fait de la raréfaction de l’eau. C’est l’articulation de la rareté d’un élément naturel crucial, l’eau, et de l’alliance écologico-capitaliste, qui réunit les conditions de la marchandisation de l’eau et qui prouve ainsi la puissance de ce qu’on pourrait appeler la corruption écologiste du capitalisme.

Ce qu’il ne faut pas sous-estimer et dont il faut au contraire prendre toute la mesure, c’est la force de frappe stratégique du capitalisme. On entend beaucoup critiquer en ce moment le greenwashing, ce qui existe effectivement, mais là n’est pas l’essentiel de la façon dont capitalisme et écologisme s’articulent en profondeur. Sur ce point, le livre de Grégoire Chamayou, La société ingouvernable, une généalogie du libéralisme autoritaire, est extrêmement précieux. Je ne peux retracer ici tout ce qu’on apprend à la lecture de ce livre, de la généalogie des stratégies nouvelles développées par les capitalistes à partir des années 60, dans un temps où ils concevaient eux-mêmes l’avenir du capitalisme comme particulièrement menacé. Je me concentrerai sur la façon dont le capitalisme a réussi très tôt à retourner la situation à son avantage contre les premières grandes contestations des mouvements écologistes de l’époque, car cela donne une première bonne mesure de la façon dont l’écologisme participe actuellement pleinement de ce que j’ai décrit au titre du conservatisme sceptique.

Voici ce que raconte Chamayou, dans le chapitre 21 : « Responsabiliser ». Dans les années trente, l’industrie de la bière découvrit la canette jetable, qui se substitua vite pour toutes sortes de boissons à la bouteille en verre. Aux Etats-Unis existait jusqu’alors le système de la consigne, tout le monde devant ramener les bouteilles achetées à la consigne, en échange de quoi on récupérait 50 centimes par bouteille. Il faut noter que les bouteilles n’étaient pas recyclées, mais réutilisées telles quelles après stérilisation et ça fonctionnait très bien comme ça. A noter que cela existait tout autant en France dans les années 50, en particulier pour les bouteilles de vin bon marché et pour les pots de yaourt, en verre. Or la canette en métal s’est rapidement avérée être une catastrophe en termes d’ampleur de déchets. Tant et si bien qu’après avoir dans les années trente vanté la canette pour son caractère jetable (on peut la jeter, y compris n’importe où, après usage), un consortium de la boisson et de l’emballage, dont entre autres Coca Cola, se réunit sous le nom de « Keep America Beautiful ». Ils façonnèrent des publicités entièrement centrées sur la culpabilisation et la responsabilisation individuelles, avec des slogans du type : « La pollution, ça commence par les gens. Ce sont eux qui peuvent y mettre fin. ». On trouve même un court-métrage de l’époque sur internet avec l’acteur futur président des Etats-Unis Ronald Reagan, le premier qui fera basculer le capitalisme américain dans le capitalisme du marchandage non négociable, dénoncer tout du long en voix off « l’incivilité environnementale » ! Il faut bien comprendre ce qui est en jeu : il s’agit pour l’oligarchie industrielle des grandes multinationales de faire fond sur la responsabilité individuelle afin de ne pas mettre en cause la production aux profits juteux de la canette jetable comme principale forme d’emballage des boissons et de refuser de revenir au système raisonnable de la consigne. Cette histoire va aller très loin puisque c’est cela qui les conduira à promouvoir et imposer, en lieu et place de la consigne… le recyclage des déchets et le tri des déchets qui va avec. Imposer le recyclage des déchets et la responsabilité individuelle de leur tri quotidien, par refus de cesser leur production. Chamayou conclut, p. 197 : « La pratique du recyclage fut ainsi promue par l’industrie comme une alternative aux projets de consigne obligatoire et d’interdiction de contenants jetables. C’est au terme de cette contre-offensive victorieuse menée par les lobbies industriels que le ‘recyclage devint la solution exclusive plutôt que le complément à des programmes contraignants de réduction à la source’(Elmore). Au moment même où se mettaient en place les premières pratiques de tri et de recyclage encouragées par l’industrie, le volume des ordures ménagères explosait. » Le recyclage, donc, contre toute forme de régulation de la production.

Sachant cela, je dis que si l’écologisme n’était pas l’écologisme, alors tous les gens qui se disent écologistes responsables participeraient tous activement à un boycott général du tri individuel des déchets ! Et je proposerais volontiers moi-même, mi par boutade, un tel boycottage, c’est-à-dire de prendre la décision de cesser de trier nos propres déchets ménagers. Mi par boutade, car de toute façon trier ou non les déchets ne changera pas politiquement grand-chose, maintenant que la situation est celle de l’acceptation massive établie de cette forme de responsabilisation individuelle. Mais il faut bien comprendre qu’accepter cette tâche quotidienne dans l’élément de la subjectivité assumée du « bon citoyen responsable conscient des ‘enjeux écologiques’ », cela revient à s’être entièrement soumis à la loi implacable dictée par l’oligarchie capitaliste. En vérité, pour le bien de la planète s’il en est, il eût mille fois mieux fallu se révolter contre le système du tri des déchets ! Cela montre assez à soi seul l’ampleur du désastre qu’est l’écologisme.

On voit d’ailleurs ici que ce que décrit Althusser au titre de l’interpellation idéologique fonctionne parfaitement. La responsabilisation individuelle est la forme que prend l’interpellation idéologique des individus en sujet. Ces sujets se sentent bien reliés comme par un lien ombilical invisible à la planète – la Nature – comme Sujet, comme je l’ai montré tout à l’heure.

 

 

Points de discussion autour de ces deux interventions :

Althusser et la psychanalyse

Jel. remarque à juste titre que la doctrine althussérienne des AIE s’inspire beaucoup de celle lacanienne du symbolique. Le Sujet fait figure du grand Autre d’où l’idée, reprise de Lacan, de l’effet de garantie liée à la subjectivation idéologique. Or si cet effet de garantie n’a plus nécessairement cours, c’est lié à une crise du symbolique. Lorsque l’idéologie dominante se développe dans une conjoncture de crise du symbolique, le Sujet perd sa fonction de garantie que tout ira bien ainsi, sans pour autant, il faut le remarquer, affaiblir la puissance de l’interpellation, sa force de ralliement massif à l’ordre des choses. Du côté de l’écologisme, la crise du symbolique liée à la différence anthropologique générique trouve refuge dans la collapsologie et l’apparition de nouveaux mots d’ordre tels que : « une autre fin du monde est possible ». Du côté du féminisme, la crise du symbolique liée à la différence générique des sexes trouve refuge dans la recherche d’une garantie nouvelle de protection des femmes fondée sur la délation et la répression. Il y a donc en tout cas un rapport très étroit à déterminer entre la question idéologique de l’imaginaire (l’idéologie comme rapport imaginaire aux conditions réelles d’existence) et la question psychanalytique du symbolique.

Pour creuser ce rapport d’Althusser à la psychanalyse, lire texte mythique mais devenu quasi introuvable d’Althusser Freud et Lacan.

 

Qu’en est-il de la question du sujet pour Althusser ? Et pour nous ?

Althusser, fidèle à son antihumanisme théorique, refuse toute conception postkantienne du sujet comme fondée sur la notion de sa liberté a priori. Le sujet ne saurait être constituant, il est toujours constitué : ici, il est l’effet de l’interpellation idéologique. Le sujet est toujours sujet assujetti – à l’idéologie ; ce qui n’est pas unilatéralement négatif, puisque qu’outre l’idéologie bourgeoise, il y a aussi l’idéologie prolétarienne antagonique qu’il s’agit de soutenir. Seulement, le rapport du sujet à la vérité ne relève pas d’un problème de liberté mais d’articulation de l’idéologie à cette autre de l’idéologie qu’est la science, entendue comme discours sans sujet, dans le cadre général d’une histoire de l’humanité elle-même conçue comme procès sans sujet. Ce qui est donc exclu par Althusser, c’est une figure non idéologique du sujet, qui pour lui reconduirait immanquablement à une conception humaniste du sujet. Il y a le sujet idéologique d’un côté et la science sans sujet de l’autre.

Il me semble qu’il manque ici quelque chose qui est, entre l’idéologie d’un côté et la science de l’autre, la philosophie elle-même. Qu’est-ce que la philosophie, sinon la possibilité d’une doctrine non idéologique du sujet, c’est-à-dire formulant le concept d’un sujet non pas libre a priori, mais libre et ayant rapport au vrai sous condition de sa soustraction travaillée et obstinée à l’idéologie dominante ? Je proposerai donc de voir dans la philosophie et dans notre travail actuel la possibilité d’émergence d’un sujet qui ne soit ni de l’ordre de l’illusion humaniste, ni idéologiquement assujetti.

 

L’AIE : école

Concernant la focalisation actuelle sur la question répressive et la dénégation de l’intériorité idéologique qui en est le corollaire, Mar. relate ses discussions avec ses collègues de l’éducation nationale qui prétendent dénoncer le port du masque au nom de la lutte contre la répression étatique. Pour certains professeurs du secondaire, l’enjeu fondamental de l’enseignement est désormais d’inciter les élèves à se révolter contre cette répression-là ! Par ailleurs, ajoute-t-il, il y a un large abandon de la fonction idéologique de l’école pour un certain nombre d’élèves, au profit du primat de la répression. Dans les stages de formation de l’éducation nationale, la première question est celle de la laïcité, à travers laquelle les professeurs ont largement accepté d’intérioriser une stricte fonction répressive il y a quelques années auprès des jeunes filles qui venaient en cours revêtues d’un foulard. Question posée aux professeurs stagiaires : comment vous réagissez si un élève dessine une croix gammée sur une table ? Ce qui est considéré comme la bonne réponse, c’est de… dénoncer l’élève auprès de la direction de l’établissement !!!

On remarque qu’il s’agit d’une critique complètement « abstraite » de la répression, d’un pur fétichisme de l’anti-répression, car ce qui est mis en cause n’est aucunement le caractère de classe de l’Etat. Cette critique est complètement déliée de tout enracinement dans un antagonisme politique réel et se donne ainsi comme une mouture de l’intériorité idéologique de ces professeurs à l’ordre des choses, pour lesquels il y a en fait répression et répression.

 

L’AIE : hôpital

Sal. remarque que l’écologisme se caractérise dans le travail hospitalier à tous les niveaux par un effet démoralisant et incapacitant qui masque les vrais problèmes. Les soignants sont soumis à de multiples injonctions telles que « ne pas gaspiller trop de compresses ! », comme si les questions écologiques et de préservation des hôpitaux reposaient sur le non gaspillage ! Tout cela revient à occulter des problèmes mêmes financiers mais centraux par des petits problèmes écologistes de responsabilisation individuelle. Par ailleurs, lorsque l’institution publique gère mal l’argent, personne ne dit rien. Cela réduit à un mode de pensée à toute petite échelle des problèmes d’une toute autre ampleur. Il y a confusion totale des niveaux de la pensée, niveaux individuels, généraux, etc.

 

En conclusion :

Nous nous proposons de commencer à écrire des textes faisant le point sur l’état des différents appareils idéologiques d’Etat, en particulier l’école (Mar.) et l’hôpital (Sal., Jel.). D’autres contributions sur d’autres lieux (le théâtre ? etc.) ou par d’autres personnes (Sop. pour l’école ? etc.) seront les bienvenues.

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