Cours de philosophie de Julien Machillot

Atelier Archégalité

Ecole des Actes – 02/04/2022

Texte bâti à partir de mon intervention

 

De l’idéalisme archaïque au matérialisme anarchique

A propos de l’Appareil Idéologique d’Etat scolaire

 

Si Althusser montrait que l’école publique est un Appareil Idéologique d’Etat (AIE) central du monde capitaliste moderne, puisque le couple école/famille s’y substitue au couple Eglise/famille du monde traditionnel (lire mon cours précédent sur ce point), ce que montre la description et l’analyse de Paula Balso dans son texte que l’école publique est morte (lire le texte annexe de Paula Balso). Ce qui est mort, c’est l’école publique en tant que le lieu d’instruction des savoirs qu’il représentait valait éducation minimale de tous à la pensée, à la fois intellectuelle et manuelle (en tant que le travail manuel relève aussi de la pensée).

En même temps, la mort de l’école ne l’empêche pas de continuer à exister, dans une forme de survivance, on pourrait dire de surexistence, manifestement vouée à durer encore, fût-ce sous la forme d’une « garderie », dans la mesure où le processus de privatisation du système scolaire et de l’enseignement supérieur n’en est encore globalement qu’à ses débuts en France.

Alors à partir de là, que signifie exactement affirmer la mort de l’école publique ?

En vérité, l’école publique est morte non pas parce qu’elle n’est plus un AIE central du monde actuel, mais au contraire parce que, d’une certaine manière, l’école se réduit de plus en plus à n’être rien d’autre que l’AIE qu’elle est de toute façon.

La mort de l’école, c’est la mort institutionnelle de l’école.

L’école publique est un lieu de l’Etat. Ce lieu, s’il continue à exister comme lieu de l’Etat, cesse d’être identifiable en tant qu’institution parce qu’il n’est plus identifiable que comme AIE.

Un lieu institutionnel portant une fonction majeure dans l’organisation de la vie collective – ici l’instruction publique – meurt en tant qu’institution lorsqu’il ne porte plus qu’une stricte fonction idéologique de ralliement collectif à l’ordre étatique établi.

La mort de l’école publique signifie donc : l’école a cessé d’être une institution ; elle n’est plus que l’AIE qu’elle a toujours été par ailleurs.

En même temps cela indique à mon sens une transformation intérieure de la fonction idéologique elle-même.

Il s’agit donc d’identifier, à travers les transformations actuelles de l’espace idéologique général, la transformation à l’œuvre concernant la fonction idéologique de l’AIE scolaire. Bien sûr, cette fonction est toujours de rallier, autant que possible par des moyens autres que de pure répression, à l’ordre établi. Néanmoins, il me semble qu’on peut identifier une sorte de transformation structurelle du fonctionnement du ralliement idéologique. Ce qui revient à dire qu’il peut exister des formes variées de ralliement idéologique. Ou, pour le dire dans les termes d’Althusser, si l’interpellation idéologique des individus en sujet est le cœur du fonctionnement des AIE, il peut exister plusieurs formes, plusieurs types d’interpellation idéologique, qui varient en fonction de la conjoncture d’époque.

La question est donc d’identifier la forme ou le type d’interpellation idéologique en sujet auquel on a affaire aujourd’hui dans les AIE en général et dans l’AIE scolaire en particulier. Sous l’hypothèse, ici, que l’AIE scolaire du fait de sa décomposition institutionnelle à mon avis tout particulièrement avancée, est singulièrement révélateur du type d’interpellation idéologique en sujet auquel on a désormais affaire dans la situation contemporaine. L’état des lieux de l’école publique dressé par Paula Balso, elle-même professeur ayant une longue expérience du secondaire, vérifie à mon sens que si vous voulez connaître l’ampleur du désastre dans une situation donnée, commencez par regarder ce qui se passe à l’école !

Sur ce point, mon hypothèse, étayée par tout ce qu’on vient d’entendre, c’est qu’à partir du moment où un lieu de l’Etat se réduit à sa pure fonction d’AIE, alors son mode de ralliement à l’ordre établi est celui de l’installation délibérée dans la désorientation.

Tant que l’école publique restait minimalement une institution, l’AIE qu’elle était par ailleurs et en même temps lui permettait d’adosser son orientation idéologique à quelque transmission de savoirs un tant soit peu consistants. Mais désormais, il n’y a plus rien à quoi adosser un quelconque semblant d’orientation. Le système Parcoursup n’est d’une certaine manière que la phénoménalisation tout à la fois absurde, inefficace et inquiétante pour l’avenir des enfants, de ce point. L’interpellation idéologique en sujet des élèves n’a plus pour fonction d’en faire des sujets orientés – quand bien même mal orientés – mais bien plutôt d’en faire des sujets de la désorientation. Autrement dit, l’élément subjectif à terme intériorisé par les futurs adultes ne doit pas être un principe d’orientation, mais l’acceptation de l’inexistence de tout principe d’orientation véritable.

C’est ce qu’avec Paula Balso on s’est proposé d’appeler la gestion de la désorientation. La fonction idéologique de l’école publique, son mode de ralliement à l’ordre établi, ne consiste plus construire une orientation, mais à gérer la désorientation.

Qu’est-ce que signifie exactement « gérer la désorientation » ?

Il va falloir essayer de caractériser petit à petit ce point dans toute son ampleur et c’est ce que je veux commencer à introduire à grands traits ici.

On peut partir de quelques remarques assez élémentaires :

« Désorientation », d’abord, est un terme négatif. Cela désigne l’absence, ou le manque, d’orientation.

Par ailleurs, pour qu’il y ait orientation, il faut qu’il y ait quelque chose qui oriente ; il faut qu’il y ait quelque chose, une idée subjectivable sous la forme d’une conviction argumentée, qui soit au principe de cette orientation. L’orientation renvoie ainsi à la question cruciale des principes, qui est une question en vérité très complexe parce que, on le verra, la détermination de la notion de principe ne va absolument pas soi.

Donc : il y a orientation s’il y a principe d’orientation. Et il y a désorientation s’il y a absence de principe capable d’orienter.

A partir de ces seules remarques, on tombe immédiatement sur un os, sur un problème de taille : alors qu’un principe est ce qui permet de subjectiver, d’intérioriser une orientation – le principe étant la médiation par laquelle on peut se convaincre de la justesse de l’orientation – la désorientation a quant à elle, de par son caractère purement négatif, quelque chose d’insubjectivable.

Être sujet d’une orientation, sujet orienté, on peut comprendre sans trop de mal, ou tout au moins intuitionner, ce que ça peut vouloir dire. Mais être sujet d’une désorientation, sujet désorienté, a priori ça ne veut rien dire du tout, puisque la désorientation désigne précisément l’impossibilité, l’impuissance à devenir sujet.

C’est d’ailleurs sans doute la raison pour laquelle dans le système scolaire actuel, fonction répressive et fonction idéologique sont devenues en grande partie indiscernables, les professeurs étant de plus en plus réduits à une sorte de fonction de pions de permanence. Qu’est-ce au fond que la plupart des cours, sinon des sortes d’heures de colle continuées par d’autres moyens ? Cette indiscernabilité relative est précisément liée à la difficulté centrale de la fonction idéologique renouvelée de l’école publique : faire subjectiver une situation de désorientation en passe de devenir intrinsèquement insubjectivable. Rendre subjectivable la prise du mort sur le vif.

Gérer la désorientation, cela va donc en tout cas consister à trouver le moyen de « positiver » la désorientation. « Positiver » au sens de faire de la désorientation elle-même un élément subjectivable, intériorisable. Faire en sorte qu’être sujet ne se mesure pas ou plus à la capacité de surmonter la désorientation mais au contraire à la faculté de s’y installer comme l’horizon indépassable de la subjectivité. A la faculté de s’y adapter. Cette « positivation » de la désorientation désigne en ce sens une opération d’oppression typique de notre temps, typique de ce que j’ai proposé d’appeler le conservatisme sceptique, où le scepticisme est un des noms possibles – en réalité ce n’est sans doute pas le seul, peut-être pas le nom le plus définitif – de cette intériorisation et acceptation de l’impuissance.

Autrement dit, la gestion de la désorientation s’inscrit dans la perspective de faire de la désorientation elle-même un principe. Mais « principe » en un sens évidemment très particulier. Il va s’agir de faire de la désorientation le « principe » de la fin de tout principe d’orientation. Ce qui revient à en faire le principe paradoxal d’une subjectivation paradoxale.

Ma principale hypothèse est donc que l’opération d’oppression fondamentale à laquelle on a affaire aujourd’hui consiste à tenter de faire de la désorientation conjoncturelle actuelle l’occasion d’installer ce que je proposerai d’appeler un « principe d’anarchie ». je reprends ce terme, en le retournant contre lui, au philosophe heideggérien Reiner Schürmann.

Il ne faut pas prendre ici le terme d’anarchie au sens politique (bien que cela l’inclut pour part à mon sens), mais dans son sens littéral. Dans « anarchie », il y a « archie », du grec « archè » (lire ‘arkè’), qui signifie : le fondement ou le principe ; et il y a la négation d’archè. « Anarchie », cela veut dire « sans principe » ou « sans fondement », au sens il est vrai où le principe est toujours reçu sous la forme à la fois d’une origine et d’un commandement, donc en quelque sorte d’un pouvoir central. « Ni Dieu, Ni Maître », cela pourrait se traduire en quelque sorte par : ni principe d’autorité, ni principe de raison. Ni principe d’autorité se concentrant dans la figure d’un pouvoir d’Etat, ni principe de raison consistant à légitimer que les choses soient nécessairement ce qu’elles sont dans la figure de la raison d’Etat. Ou encore : ni principe répressif d’autorité, ni principe idéologique de raison. Ce faisant : ni principe… tout court. Sans principe.

Je remarque pour ma part que le mot « anarchisme » est très bien porté par des intellectuels contemporains, ce qui eut égard à ce que je développe ici n’a rien de très étonnant. Il y a eu Schürmann que je viens de citer, Foucault, Agamben, mais aussi par exemple Catherine Malabou : dans son dernier livre, elle propose entre autre de distinguer entre un bon et un mauvais anarchisme ; l’anarchisme de fait, c’est-à-dire objectif, qui désigne le supposé état contemporain du capitalisme comme « anarcho-capitalisme » à quoi s’oppose comme son revers le bon anarchisme subjectif qu’elle appelle « l’anarchisme d’éveil » (donc « woke », ce n’est pas pour rien qu’elle enseigne en Californie !), qui travaillerait en direction de l’émancipation. Or ce que j’essaie de montrer, c’est précisément que c’est en tant que dimension subjective et donc idéologique, que l’anarchisme nomme désormais une forme de ralliement généralisée à l’ordre des choses…

Il est par ailleurs nécessaire de faire un sort à la catégorie politique d’anarchisme. En effet, il y a une idée totalement fausse et illusoire qui court massivement à son sujet, sur fond de profonde ignorance de l’histoire politique moderne, selon laquelle l’anarchisme désignerait une orientation politique encore vierge et inexplorée, contrairement par exemple au communisme qui aurait fait la preuve définitive de sa monstrueuse vacuité. Rien de plus faux ! C’est ignorer complètement le terrorisme revendiqué des anarchistes russes, terrorisme auquel Lénine a dû faire un sort dans ‘Que faire ?’ en montrant que c’était la voie de ceux qui, sombrant dans le scepticisme politique le plus nihiliste, renonçaient à travailler sérieusement à constituer la « ligne de masse » avec les ouvriers (ou les paysans) ! C’est ignorer, encore, l’anarcho-syndicalisme pacifiste qui s’est tout aussi lamentablement effondré devant l’entrée en guerre de la France en 1914 que la IIème Internationale communiste ! C’est, enfin, ignorer le rôle souvent assez peu glorieux des anarchistes pendant la guerre d’Espagne, où de toute façon ils ont entièrement partagé la responsabilité de la confusion faite entre « faire la guerre » et « faire la révolution », qui a largement contribuée à la défaite face au raz-de-marée franquiste !…

J’avais proposé d’appeler le conservatisme contemporain : conservatisme sceptique, par opposition au conservatisme dogmatique. Alors que le conservatisme du monde traditionnel est de nature dogmatique, fondé sur un dogme garantissant la nécessité de ce monde, le conservatisme du monde capitalisme moderne s’enracine dans le scepticisme envers les dogmes, plus précisément il s’agit d’un scepticisme quant aux principes, au profit d’un empirisme, d’un pragmatisme toujours plus prégnant mais qui, comme tel, finit par reconstituer la figure d’un dogme, même atrophié, qu’on peut appeler économisme par exemple : qu’est-ce que l’économisme, sinon une doctrine fondée sur un semblant de principe – le laisser-faire, la course égoïste aux profits – dont tout le réel est de mettre fin à tous les principes ? C’est pourquoi le conservatisme sceptique est, à mon avis, plus profondément encore, un conservatisme anarchique, ou encore un conservatisme anarcho-sceptique. Ou plutôt : le conservatisme sceptique s’articule sur un matérialisme anarchique. La question du principe, en effet, ouvre ici aux rapports entre idéologie et ontologie : sur quelle conception de l’être, du réel a-subjectif, s’appuie la subjectivité dominante conservatrice sceptique ?

Or un point important est que si l’histoire de la philosophie a longtemps été structurée par l’opposition entre idéalisme et matérialisme, la grande nouveauté de la situation philosophique contemporaine est d’être structurée par la division interne du matérialisme : il y a matérialisme et matérialisme. Continuer à faire de l’idéaliste l’adversaire principal, c’est dans le champ philosophique équivalent au fait de continuer, dans le champ idéologico-politique, à voir dans le conservateur dogmatique l’ennemi principal. Cela revient, dans les deux cas, à recouvrir le refus de l’antagonisme fondamental.

Or, effectivement, le matérialisme anarchique est bien un matérialisme : mettre fin à tous les principes revient à mettre fin à tous les idéalismes, puisque le principe comme origine et commandement est ce qui fonde tout idéalisme philosophique. Le principe d’anarchie est un principe anti-idéaliste, un principe matérialiste.

(Dans sa guise heideggérienne radicale, il prétendra bien sûr n’être ni idéaliste ni matérialiste, car le matérialisme moderne est encore une métaphysique : fondé sur le renversement du principe idéaliste – primat de la matière plutôt que primat de l’esprit – un tel matérialisme est encore fondé sur un principe. Cela est tout à fait juste, mais comme on va le voir, c’est en fait lié à l’échec de la philosophie moderne à soustraire la notion de principe à sa tradition idéaliste…)

Autrement dit, ce matérialisme anarchique sur lequel s’appuie le conservatisme sceptique s’oppose à ce que j’appellerai l’idéalisme archaïque, sur lequel se fondait le conservatisme dogmatique. Remarquez que dans « archaïque », on retrouve aussi archè : le fondement ou le principe, tout comme dans « anarchique ». « Archaïsme » renvoie en revanche à l’idée paradoxale de principe passé, périmé, mort, de fondement ruiné du monde ancien. C’est paradoxal, car il est normalement de la nature d’un principe de ne pas passer. Un principe, c’est ce qui ne passe pas.

L’idéalisme archaïque nomme la philosophie, l’ontologie, du monde fondé sur les principes de la tradition et sur lesquels se fonde le dogme axiologique – moral et politique – de sa légitimation conservatrice.

En réalité, une bonne partie de l’histoire moderne a consisté à lutter contre les principes archaïques, mais au nom d’autres principes – de principes modernes, non archaïques, comme par exemple le principe du progrès comme fondement du devenir de l’histoire humaine. Mais tous les principes soi-disant modernes se seraient révélés pour ce qu’ils seraient : des principes violemment, monstrueusement archaïques et ceci parce qu’en réalité tout principe, en tant que principe, serait intrinsèquement archaïque. Ce serait la notion de principe elle-même qui, en son ‘fond’ si je puis dire, serait archaïque et mortifère.

Il faut donc en finir avec tous les principes parce que tout principe est archaïque, telle est la thèse du « sujet an-archique ». (Il faudrait écrire de même « matérialisme an-archique » et « matérialisme ar-chaïque », en introduisant chaque fois les tirets, pour signaler que c’est en un sens renouvelé, réarticulé à leur sens littéral, que je détermine conceptuellement ces termes.)

L’expression la plus symptomatique à mon avis de cette ontologie anarcho-sceptique dans le contexte national de ces dernières années est sans doute le mouvement des Gilets jaunes, en particulier de par son refus de se doter d’une direction politique mais pas seulement. Plus généralement, le thème de l’horizontalité est une expression courante typique, pas seulement dans la jeunesse d’ailleurs, de cette subjectivité non pas tant anarchiste au sens politique qu’an-archique au sens idéologique. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien qu’un mouvement tel que celui des Gilets jaunes se soit déployé à l’écart des partis et des syndicats, donc à l’écart des organisations politiques modernes ‘traditionnelles’, qui se caractérisaient précisément à leur création par leur enracinement idéologique dans les « principes modernes ». Et qu’en miroir de cela un Macron ait été élu à l’aune d’un mouvement lui-même sans parti, avant donc de fonder son propre parti, est un signe semblable de renversement, ou du moins d’ébranlement en cours, de caractère an-archique, des fondements politiques modernes, lié au fait que tous les principes modernes sont eux-mêmes morts ou bien mal en point. Bien sûr, on dira que Gilets jaunes et En marche sont opposés. C’est que c’est sous la forme d’une contradiction interne, corollaire des oppositions sociales d’intérêts, c’est-à-dire du caractère « de classe » de la société, comme disaient les marxistes, que se déploie le nouvel espace idéologique. De la même façon, on voit bien qu’à l’intérieur de l’appareil idéologique d’Etat scolaire se déploie actuellement une opposition dont il faudrait élucider la violence de l’affrontement en même temps que la complicité essentielle des termes en présence, entre le « wokisme » et le pseudo-universalisme républicain (Paula Balso a bien montré à quel point ils sont imbriqués dans sa description, mais sans élucider le sens de leur division). Une des caractéristiques de l’espace idéologique anarcho-sceptique est sa grande violence interne, peut-être plus grande encore que sa violence envers l’extérieur. A l’intérieur du mouvement élgébétiste, le nominalisme tous-azimut alimente une violence d’autant plus féroce qu’elle ne repose sur rien de consistant du point de la pensée et donc qu’elle recouvre toute figure d’antagonisme véritable par l’ensablement dans une pléthore de contradictions factices (homosexualité envisagée comme pseudo-déconstruction de l’hétérosexualité bien sûr, mais aussi lesbianisme « not penis inclusive » contre présence de transgenres, etc.).

Face à ça, le fil à suivre que je proposerai sera : ni conformisme archaïque, ni conformisme anarchique. Ni principe ar-chaïque anté-dogmatique, ni principe an-archique néo-sceptique, mais plutôt ce que je proposerai d’appeler le principe d’infinité comme seul véritable principe d’orientation émancipatrice possible de notre temps.

Je ne peux évidemment pas expliquer ici cette notion en détail, qui nomme à elle seule tout un programme de recherche à venir. Mais cela signifie au moins l’hypothèse suivante : contre le matérialisme anarchique contemporain, il est nécessaire de formuler les termes d’un nouveau matérialisme qui soit un matérialisme principiel. Il ne s’agit pas de revenir à l’idéalisme archaïque, mais plutôt de retrouver et tenir le fil de la tentative moderne d’une refonte de la pensée principielle. Je pense que cette tentative moderne a pêché par son manque de radicalité et par conséquent par son échec à soustraire jusqu’au bout la notion de principe de son contexte idéaliste traditionnel. Je veux pour finir argumenter un minimum ce point, comme entrée en matière de prochaines interventions.

Qu’est-ce qui faisait le caractère idéaliste de la notion de principe ? C’est le fait que le principe s’incarnait dans un étant suprême – singulièrement Dieu – c’est-à-dire dans un objet suprasensible, existant au-delà du monde naturel et en tant que tel ontologiquement supérieur à l’ensemble des autres choses, en particulier des choses sensibles, matérielles. Or je dirai que le monde moderne a en quelque sorte pour l’instant échoué à soustraire le principe de sa logique d’incarnation idéaliste dans la figure d’un étant ontologiquement supérieur. En particulier, le principe communiste – autre nom pour moi du principe d’infinité – s’est incarné au 20ème siècle dans la figure de l’Etat socialiste, qui a rapidement renoué, en particulier dans le stalinisme, avec le fil idéaliste de la fiction de toute-puissance d’un étant suprême incarnant le principe à lui seul. L’Etat socialiste se prenant pour l’origine et le commandement du communisme. Je crois d’ailleurs que Mao avait une conscience très aiguë de cette impasse et que c’est la raison de fond pour laquelle il a lancé la Révolution culturelle. Il fallait arracher le commandement communiste de l’espace du pouvoir d’Etat et le remettre  aux mains des masses dans le contexte inédit d’un pays dirigé par un Etat socialiste et commencer par reconnaître que « ce sont les masses qui font l’histoire » et non pas l’Etat, que s’il y a une origine et une inventivité communiste, elle se situe du côté des masses et non de l’Etat.

Le problème moderne du principe étymologiquement envisagé de façon idéaliste comme origine et commandement, c’est son étatisme fondamental. Un matérialisme du principe doit donc se placer sous l’exigence de transformer en profondeur la notion même de principe, de façon à la désétatiser radicalement, contre son abandon unilatéral postmoderne actuel.

Revenons pour finir, après ce long détour, à la mort de l’école publique. L’école est morte en tant qu’institution parce qu’elle se réduit à son rôle d’AIE. De ce fait, la fonction idéologique se transforme aussi. Le matérialisme anarchique, étant le socle ontologique de l’idéologie de la fin de tout principe, relève d’une logique non plus du fondement – du principe – mais de l’effondrement. D’où l’inutilité d’un partage élargi à l’ensemble de la jeunesse de savoirs un tant soit peu consistants. Ce qu’il faut et qui suffit, c’est une bonne morale aussi forcenée que bornée. Lorsque l’ordre établi s’enfonce lui-même dans une logique de désordre et de destruction, en l’occurrence de démantèlement des grandes administrations publiques, de flexibilisation du marché du travail et de destruction des droits, nul besoin d’enseigner aux élèves de quoi devenir des sujets orientés. Il convient au contraire de travailler activement à leur maintenir la tête sous l’eau et d’en faire des « sujets anarchiques » ennemis de tout principe susceptible de leur sortir la tête de l’eau.

Soyons plus précis : l’organisation nationale du travail autour du travail ouvrier non délocalisable fait de celui-ci une figure paradigmatique du sans-fond, de « l’effondement » du fondement social, du fond sans fond de l’organisation de la vie collective. Car cet ordre du travail autour du désordre de la sous-traitance et du travail non déclaré d’ouvriers sans-papiers est littéralement sans fondement, et d’abord sans fondement juridique puisqu’il est illégal et de caractère proto-mafieux. Et il est bien pourtant « au fondement » de l’organisation du travail, au point que le travail au noir devient petit à petit la règle de tout travail. Il est le fondement infondé – au principe de la destruction des droits du travail et plus généralement de toute figure principielle de droit, c’est-à-dire de droit inconditionnel – de l’organisation contemporaine du travail telle qu’elle prend forme en France mais aussi ailleurs dans le cadre du capitalisme mondialisé.

Le type d’interpellation idéologique des enfants et jeunes gens en sujets qu’on rencontre dans l’AIE scolaire contemporaine de cela est l’interpellation en sujets an-archiques, porteurs d’une subjectivité sceptique, résignée autant que possible, défaite mais acceptant sa défaite, acceptant de n’avoir aucune place qui les attende dans ce monde, pour la plupart d’entre eux. Logique de l’effondrement et non plus du fondement. Pour ce faire, les idéologies en vogue font bien l’affaire : l’écologisme comme porteur de la culpabilité de l’effondrement à échelle de la vie collective et même du monde ; le féminisme ou postféminisme comme porteur de l’effondrement de l’amour durable, à échelle de la vie à deux ; l’identitarisme comme effondrement dénonciateur de tout partage universel d’expérience et d’orientation, que ce soit avec celui qui vit à l’autre bout du monde aussi bien qu’avec son voisin de palier.

Cela indique qu’en termes d’enseignement de type nouveau, dont les lieux sont désormais à construire en dehors des écoles publiques, il faudrait commencer par constituer quelque chose comme une intellectualité partagée des principes. Enseigner, peut-être, une sorte d’histoire des principes, dans le cadre d’une vaste investigation de ce qu’il en est du principe même des principes, de la principialité de tout principe. De façon à ce que les enseignants souffrant de cet état de choses scolaires et soucieux de trouver les conditions d’une continuation de leur devoir d’enseignant dans ce qu’il a de plus noble aient une chance de trouver, à termes, un chemin, pour le salut des enfants.

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