Cours de Julien Machillot

Atelier Archégalité

Ecole des Actes – 14 novembre 2021

Texte rebâti à partir de mon intervention

Suivi d’un bilan des discussions

 

 

Différence générique et différence constructible :

Penser la différence sexuelle et la différence anthropologique

 

L’enjeu de ce cours est de proposer un élément de méthode générale de travail, dans la mesure où on ne saurait se confronter exactement de la même façon au conservatisme sceptique ou critique qu’au conservatisme dogmatique. Si le conservatisme dogmatique est conservatisme du monde des traditions, le conservatisme sceptique est celui du monde capitaliste moderne.

Dans le cadre de la confrontation avec le conservatisme dogmatique, il y a lieu d’opposer à ses catégories idéologiques leurs catégories antagoniques. Par exemple, un tel conservatisme affirmant le caractère naturel des inégalités structurant la vie collective (hiérarchie féodale, système des castes…), il y a lieu d’opposer l’idée d’égalité à celle d’inégalité. En revanche, dans le cadre de la confrontation contemporaine centrale avec le conservatisme sceptique ou critique, où la justification des inégalités, bien qu’en définitive absolument centrale, opère de façon beaucoup plus indirecte, il y a lieu cette fois de scinder systématiquement certaines de ses catégories d’opinion en deux. Dans le conservatisme sceptique, la justification des inégalités n’est pas moins importante et centrale que dans l’ancien conservatisme, mais elle opère de façon plus indirecte, sur fond d’une valeur positive donnée à la notion d’égalité. L’égalité étant une catégorie idéologique importante du conservatisme sceptique, il faut affirmer qu’il y a égalité et égalité. Lorsqu’on voit par exemple la façon dont l’égalité des hommes et des femmes est promue comme « valeur républicaine » en France, et les conséquences absolument infectes du cadre idéologico-étatique dans lequel une telle notion s’insère, en particulier le dénigrement voire la persécution des femmes et jeunes femmes musulmanes à laquelle elle a et continue à donner lieu, il faut affirmer qu’il y a égalité et égalité des hommes et des femmes. En particulier, il y a une idée communiste générique de l’égalité des hommes et des femmes qui n’a à peu près rien à voir avec tout ce que véhicule actuellement la notion d’égalité, et qu’il est temps de penser et mettre à jour. Dans une époque où règne le conservatisme sceptique, le problème n’est pas tant d’opposer à une notion adverse la transcendance d’une autre notion idéologique que de scinder méthodiquement, de façon aussi systématique que nécessaire, les notions même les plus consensuelles afin d’en discriminer rigoureusement leur part d’intériorité indéniable à l’ordre établi de leur part émancipatrice insoupçonnée. Il s’agit donc de pratiquer ce que j’appellerai la méthode de scission intérieure des catégories idéologiques. De façon plus précise, il s’agira de diviser les catégories idéologiques entre leur part constructible telle qu’elle se donne lorsqu’elles sont pensées sous le signe de la finitude des choses établies, et leur part générique qui ne se laisse discerner qu’à la condition de les penser sous le signe de l’infini. Il s’agit, autrement dit, de se faire une méthode d’investigation des grandes questions de notre époque de toute l’opposition proposée par Alain Badiou dans L’Immanence des vérités, entre orientation générique et idéologie de la finitude. Affirmer qu’il y a égalité et égalité signifiera donc : il y sophisme de l’égalité constructible sous le signe du fini, et il y a pensée de l’égalité générique sous le signe de l’infini. Scinder et tourner des notions telles que l’égalité vers leur dimension infinie ou générique, c’est travailler à l’émergence d’une idéologie en réelle rupture avec tout conservatisme, une « idéologie » de l’humanité générique. Idéologie de l’infinité intrinsèque de ce dont l’humanité est capable, et non idéologie de la limitation de l’humanité à ce qu’elle est aujourd’hui de façon empirique. Je propose que ce soit là notre propre espace idéologique.

Ce n’est pas directement du thème de l’égalité que je vais traiter ici mais de celui de la différence. Non de l’existence des différences en général, qui sont d’ailleurs le plus souvent des différences identitaires constructibles, mais de la différence des sexes ainsi que de la différence anthropologique et plus tard de la contradiction antagonique, c’est-à-dire des principales grandes figures de différence qui interrogent de façon constitutive ce qu’il en est de l’humanité et qui sont massivement mises en cause par une part significative du conservatisme sceptique actuel. Une caractéristique centrale du conservatisme sceptique est un fétichisme de la subversion consistant à rejouer l’opposition au conservatisme dogmatique en opposant l’indifférence ou différence faible à la différence fondamentale ou forte. C’est par exemple la thèse animaliste selon laquelle l’homme serait un animal comme les autres. Ou encore, à l’inverse, la thèse transhumaniste selon laquelle l’homme serait une machine comme les autres, et son cerveau un ordinateur comme les autres, un système d’informations comme un autre, nonobstant leur singularité biologique. C’est l’indifférenciation de la division sexuée homme/femme au nom de la construction sociale des genres. Ou encore la thèse de démocratie délibérative (Habermas, Rawls) ou même celle, plus raffinée, de démocratie agonistique (Chantal Mouffe) : toutes les opinions politiques sont négociables dans le cadre des institutions existantes, il n’y a pas d’opposition radicale amis/ennemis. La multiplicité négociable des opinions dans une démocratie bien fondée, c’est-à-dire fondée sur une éthique de la discussion régulant le marché des opinions. Tout cela ayant pour corollaire le multiple des différences de degré opposé à LA différence de nature humanité/animalité ou humanité/technologie. La multiplicité des orientations sexuelles contre l’affreuse « hétéronormativité », etc.

En regard de cela il faut je crois traiter à nouveaux frais les trois occurrences de la différence en en scindant précisément chaque fois le concept. Il y a différence et différence. Il y a la différence constructible pensée sous le signe du fini et il y a la différence générique pensée sous le signe de l’infini. Je ferai là de premières propositions à ce sujet, de façon sans doute pas encore complètement rigoureuse ou satisfaisante, mais de sorte, j’espère, que chacun puisse en avoir une idée claire voire un usage possible. C’est un premier tour de piste.

La différence constructible est la différence de deux identités établies.

Il s’agit en ce sens d’une différence de type prédicative. Une différence est constructible lorsqu’elle se fonde sur l’opposition entre deux prédicats ou deux séries de prédicats bien établis. Les termes auxquels sont assignés ces prédicats deviennent de ce fait parfaitement identifiables dans les langages d’opinion ou les savoirs établis de la situation.

C’est une différence de commensurables. L’opposition prédicative permet la comparaison des termes différenciés. La différence constructible admettant ainsi en droit un critère fixe pour tout protocole de différenciation. Rien n’empêche qu’un tel critère opère la différenciation non de deux, mais d’une multiplicité indéfinie de termes. La seule condition pour entrer dans la série des termes différenciables à l’aune d’un tel critère est d’être commensurable à l’ensemble des autres termes parce que constructible à partir des prédicats disponibles de la situation.

La différence constructible est de type analytique. Le principe de la différence admettant un critère stabilisé de différenciation, il est possible d’en déduire le réel des termes différenciés. On peut déduire analytiquement le réel des termes différenciés du principe de la différence.

Elle est, en définitive, fondée sur un plein : elle est en quelque sorte gorgée de sens. Constructible à l’aide de prédicats eux-mêmes constructibles à l’aide d’autres prédicats etc.

Exemple trivial : les hommes représentent le sexe fort, les femmes le sexe faible. La différence est bien de type prédicative, puisqu’elle se fonde sur l’opposition attributive force/faiblesse. Il s’agit d’une différence de commensurables admettant la puissance comme critère fixe de différenciation. On peut prétendre à partir de là déduire le réel des deux sexes du principe de leur différence : le besoin de protection des femmes, l’autorité naturelle des hommes et tutti quanti. On a affaire à la déduction d’un sens de ce réel, d’une plénitude de significations, le besoin de protection renvoyant à son tour à la sensibilité, à la proximité à la nature, etc.

Je soutiens que la vérité des différences sexuelle et anthropologique est de composer des figures de différence générique et non pas constructible. Evidemment, pas « générique » au sens des études de genre ! Le générique qui s’oppose au constructible. Enoncé symptomatique des études de genre : « le genre est socialement construit » : on a homogénéité du générique et du constructible, ici au pur niveau langagier, mais je soutiendrai que c’est précisément fondamentalement le cas et que c’est là tout le problème.

Le propre de tout conservatisme est de ne reconnaître que la différence constructible et d’opérer à partir de là le recouvrement oppressif de la différence générique, d’une façon ou d’une autre.

La dernière caractéristique de la différence constructible est en effet de se situer dans l’espace de l’opposition nature/société, ou nature/culture, ou… C’est en définitive dans cet espace que se situe la contradiction interne des deux types de conservatisme. Le conservatisme dogmatique affirme la différence naturelle constructible des sexes (et anthropologique). Le conservatisme sceptique critique la différence en tant que socialement construite et procède à sa déconstruction sans fin. Dans les deux cas, il n’y a jamais de véritable sortie du constructible parce que la véritable porte de sortie est la reconnaissance d’une différence plus fondamentale, la différence générique.

Le symptôme le plus net de ce que le conservatisme sceptique ne sort pas du constructible est précisément qu’il finit toujours par s’y mêler les pinceaux. Ne pouvant toucher à la différence générique, l’indiscernabilité niée de la différence (au sens qu’on va voir) a pour conséquence un discours où finit par proliférer tout un tas d’énoncés indiscernables, de paralogismes, phrases confuses voire irrationnelles, propos convenus infondés, etc. Nier l’indiscernabilité rationnelle du réel conduit droit à l’indiscernabilité d’un discours irrationnel. Donnons-en un exemple récent, à lui seul extraordinaire. Lors de la récente primaire écologiste française, une aspirante aux élections présidentielles se présentant comme « écoféministe », Sandrine Rousseau, a pu affirmer, sans que cela n’émeuve personne, et surtout pas le journal Le Monde qui a rapporté son propos : « Ce n’est pas parce qu’on naît femme qu’on est plus proche de la nature, mais parce qu’on a été socialement construite. Toutefois cet enfermement dans un rôle peut aujourd’hui être une force parce qu’on a besoin de retrouver un lien avec la nature. » Comprenne qui pourra !!!!!

Venons-en à la différence générique.

La différence générique est la différence de deux indiscernables. Elle est la différence de termes qui, irréductibles aux prédicats qui prétendent les fixer, nous apparaissent simultanément comme presqu’entièrement identiques et presqu’entièrement différents.

L’intérêt est que je crois qu’on touche bien là à une expérience commune, que chacun peut faire et refaire pour son propre compte. Concernant la différence des sexes, chacun a l’expérience de ce que hommes et femmes nous apparaissent presqu’entièrement identiques (et participant par là d’une même humanité) et presqu’entièrement différents (on va parfois jusqu’à se demander si on n’a pas affaire avec l’autre sexe à « une autre espèce »). Je ferai l’hypothèse que cela arrive chaque fois que nous avons une intuition de l’infini. Une intuition intellectuelle de l’infini actuel. Une intuition qui se donne à même l’expérience sensible mais comme une intuition non empirique, puisque toute intuition strictement empirique est perception sensible d’une chose qui se donne comme finie. Nous avons une intuition de l’infini chaque fois que nous sommes confrontés à une différence générique.

On m’objectera aimablement qu’il est arrivé à l’humanité de faire l’épreuve de ce que j’appelle une intuition de l’infini, par exemple à travers la rencontre des blancs et des noirs, sans qu’on puisse trancher en faveur d’une différence générique des blancs et des noirs. Je soutiens qu’effectivement, il y a bien eu là une intuition de l’infini dont l’humanité a fait durablement l’épreuve et qui a forcé l’humanité à reconfigurer la différence anthropologique de l’humain et du non humain, prouvant ainsi son caractère générique, au sens où rien ne va jamais définitivement de soi dans cette affaire. La thèse esclavagiste consistait précisément à recouvrir la différence anthropologique indiscernable par une différence constructible supposément rassurante dont les êtres humains noirs, relégués à la non humanité, faisaient les frais. La finitude esclavagiste constructible contre la différence anthropologique générique. Il s’agissait alors de recouvrir le vide constitutif de l’humanité par la plénitude d’un opérateur d’identité : la race, en tant que race humaine, qui conduira plus tard dans le cadre du colonialisme, au racisme à proprement parler, c’est-à-dire à l’inclusion des esclaves et autres colonisés dans l’humanité sous le registre de leur infériorité raciale supposée. Encore une fois, c’est bien seulement à l’aune d’une différence fondamentale, au sens d’une différence générique, que l’on peut rendre compte de l’intuition historico-politique de l’infini qui a durablement traversée l’humanité, et pas se contenter de s’indigner plus fortement que son voisin de l’existence du racisme, qui conduit d’ailleurs à des confusions entre figures de racisme politique historique et phénomènes contemporains extrêmement graves qui ne leur sont plus incorporables à proprement parler. La généralisation confuse de la catégorie de racisme a à voir avec la négation de la différence anthropologique générique, qui permet de séparer le réel de ce qu’a été le racisme de l’intuition de l’infini à laquelle l’humanité a réellement eu affaire, quoiqu’elle est choisie de trancher durablement le problème ouvert par cette intuition de la façon la plus terrible et dévastatrice qui pouvait l’être.

La différence générique est différence des incommensurables. Elle se caractérise en effet par l’absence maximale de propriétés assignables a priori. Il n’existe donc pas de critère analytique stabilisé permettant de distinguer et comparer les termes de l’extérieur. Il s’agit d’une différence plus profonde, plus radicale, que toute différence constructible, dans la mesure où le brouillage des rapports du même et de l’autre qu’elle génère atteste que les termes en question sont en quelque façon sans commune mesure l’un à l’autre, comme sans rapport et sans critère transcendant de différenciation.

La différence générique impliquant par sa nature même un élément de brouillage intrinsèque de l’identité et de la différence, sans doute devrait-on parler plutôt de dualité générique.

Cette dualité générique n’est pas de nature analytique. On ne peut déduire le réel des termes différenciés du principe de leur différence. A ce titre, le principe de la différence prescrit l’existence pure de la différence, c’est-à-dire l’existence des termes et non leur essence prédicable. On ne peut, en particulier, déduire les propriétés caractéristiques des deux sexes du seul principe de leur différence.

La différence générique est donc de nature synthétique et relève d’une pensée dialectique. Le rapport interne, intérieur, immanent, entre le principe d’une dualité générique et le réel de cette dualité ne pouvant être induit analytiquement, ce rapport doit donc être déterminé à l’aune d’un tiers terme, d’un troisième terme. Je proposerai par exemple de dire que le rapport du principe d’existence de la différence des sexes avec le réel des deux sexes, c’est-à-dire ce qu’il en est des deux positions sexuées au-delà de leur pur principe existence, n’est pensable que si on introduit le tiers terme le plus à même de les mettre le plus fondamentalement en rapport, à savoir l’amour. Ce qu’il en est de la dualité générique des sexes ne se laisse pas analyser in abstracto, mais se laisse explorer à travers l’expérience singulière de l’amour et même, au-delà de l’amour mais sous sa condition première, à travers un complexe singulier d’expérimentations amoureuses, de tenue politique d’un principe radical d’égalité, d’explorations scientifiques et d’inventions artistiques. L’amour est à vrai dire le lieu premier, le lieu fondamental, de l’exploration de la dualité sexuelle générique, mais nullement son lieu exclusif. Il y a donc un rapport intime entre la question de la différence sexuelle et celle de l’amour. Ce n’est donc pas pour rien que des ouvrages entiers d’études de genre ne parlent jamais à aucun moment de l’amour en tant que tel, et que tant de féministes actuels ne voient pas autre chose dans l’amour qu’une forme de dépendance aliénante.

La dualité générique ne relève pas de l’opposition nature/société mais de l’opposition du réel et du symbolique. Le réel n’est pas la nature. Dans l’opposition de la nature et du social, la nature est une catégorie du sens et de la nécessité, elle est le référent permettant de justifier d’une nécessité d’essence. Une chose est dite naturelle s’il y a sens à dire qu’elle est nécessaire. Or le réel est ce qui, soustrait au sens, ne renvoie qu’à sa contingence radicale. Le symbolique se caractérise par l’universalité de la loi qui le fonde à travers la multiplicité des systèmes symboliques. L’ordre symbolique comporte un noyau fondamental irréductible à tout relativisme historique, culturel ou social.

Le réel de la dualité générique ne relève ni d’une expression naturelle ni d’une normativité sociale. Les positions sexuées homme/femme sont des extensions génériques des organes génitaux naturels. Elles sont ce par quoi la sexualité humaine n’a rien de naturel. Le réel, parce qu’il est indiscernable dans son principe, trouve dans le champ symbolique l’espace de son discernement.

La dualité générique est fondée sur un vide. Ce qui implique la nécessité d’un discernement symbolique des indiscernables, c’est-à-dire d’un type de discernement permettant d’orienter les rapports entre indiscernables.

Le symbolique est le lieu de la loi universelle fondatrice des rapports entre indiscernables. Cette loi, c’est celle de l’interdit de l’inceste, qui ouvre au manque donc aux arcanes du désir sexuel humain radicalement distinct du système des besoins, et dont l’incidence s’étend infiniment au-delà de la seule sexualité au sens empirique du terme.

Le symbolique est le domaine des signifiants et même des Idées permettant à chacun de s’orienter dans le dédale des dualités sexuelle et anthropologique génériques constitutives de l’humanité.

Le symbolique a directement à voir avec tout ce qu’il y a de générique dans l’humanité. Le symbolique est symbolisation du vide, symbolisation de la part incalculable de la vie humaine.

A ce titre, le symbolique est ce qui permet de canaliser toute la part incalculable de la vie humaine, c’est-à-dire toute sa part inventive et créatrice. Par créatrice qui, fondée sur un vide, étant donc elle-même non normée, peut donc aussi être criminelle, ajoute l’auditrice Judith.

Le symbolique noue le rapport humain du calculable à l’incalculable et par quoi l’incalculable s’inscrit subjectivement comme manque. On le voit à l’œuvre dans son fondement même, l’interdit de l’inceste. La Loi anthropologique de l’interdit de l’inceste, qui se traduit dans la psychanalyse par la castration symbolique, c’est ce qui fait que l’enfant, le petit garçon, renonce sexuellement parlant à sa mère mais en tant que ce renoncement à une femme lui ouvre l’accès potentiel à toutes les autres femmes. La castration symbolique lui ouvre ainsi tout le champ immense de l’incalculable des rencontres amoureuses. C’est pourquoi d’ailleurs l’amour sera le lieu de la différence générique, parce que la rencontre amoureuse, ayant une dimension incalculable, non déterminée, devient ce par quoi le désir sexuel donne accès à la généricité de la dualité sexuelle.

Le symbolique, en ce sens, est aussi ce champ et cette fonction de la parole permettant à chacun de se constituer comme sujet : à la fois comme sujet sexué selon la dualité sexuelle générique et comme sujet humain selon la dualité anthropologique générique. Donc comme sujet humain sexué parlant. Le symbolique est donc aussi ce qui doit rendre intelligible la notion d’une constitution subjective fondée sur la vérité du désir, la vérité comme vérité de l’être même du sujet et renvoyant par conséquent à des choix subjectifs constitutifs, fondamentaux, d’autant plus que le choix est de nature inconsciente. C’est à partir de là – de ce rapport entre le symbolique et le subjectif – qu’on peut commencer à examiner en quoi le concept de différence générique ou dualité générique nous met à distance des formes idéologiques du conservatisme sceptique en matière de différence sexuelle ou anthropologique.

Revenons pour finir à l’énoncé : « le genre est une construction sociale ». Cela revient à voir dans le genre une norme et à opérer un rabattement, un écrasement même, de la sexua   lité sur la sphère normative. Comme si le tout de la sexualité, de sa difficulté, de son obscurité, pouvait s’expliquer par la régulation comportementale de supposées normes sociales ! La notion de genre opère le recouvrement du symbolique par le social.

Le genre relevant de la normativité sociale, l’hétérosexualité est envisagée de façon unilatérale comme une hétéronormativité à déconstruire et « subvertir ». Il n’y a plus dès lors de rapport positif et affirmatif possible aux positions « être un homme » ou « être une femme », seulement un rapport négatif critique.

Le « genre » de chacun relève d’un processus d’injonctions sociales performatives répétées. Il ne saurait être nulle part question d’un choix subjectif fondamental, il n’y a d’ailleurs pas de concept de sujet en théorie du genre, sinon au rabais – le sujet bien libéral de la liberté sexuelle individuelle. Le caractère constructible de ces injonctions performatives est avéré par le fait qu’elles se laissent toutes décrire comme des énoncés purement conventionnels, des phrases banales, des stéréotypes, des opinions établies, etc. (de type « fais la vaisselle », « joue à la poupée »). En termes de normes sociales, on a entièrement affaire à du constructible de type comportemental. D’où l’injonction inverse : « sortir des stéréotypes de genre » ! L’analytique de genre conduit à une « lutte contre les stéréotypes de genre ». Mais, je le demande, y-a-t-il conception plus stéréotypée de l’hétérosexualité (par exemple) que celle consistant à la réduire à une « hétéronormativité » ? La promotion des « orientations sexuelles alternatives » ne conduit-elle pas en définitive à favoriser des rapports extrêmement stéréotypés à sa propre sexualité ? Au vrai, c’est précisément dans ce militantisme féministe et élgébétiste qu’on trouve à l’œuvre les pires stéréotypes qui soient de la sexualité humaine ! Il n’y a pas plus stéréotypé que la lutte contre les stéréotypes !

En regard de quoi il s’agit de « troubler » le genre, de le « défaire », le « déconstruire », le « subvertir ». La dimension constructible de cette « subversion » conduit à la profusion purement nominaliste encore une fois extrêmement stéréotypée des positions sexuées prétendument alternatives.

Il y a d’après ce que je peux constater deux grandes tendances existantes, une théorie solide ou une théorie fluide du genre : ou bien considérer que les normes sociales sont si inébranlables que la subversion des normes provient de leur rigidité même, des ratés, des dysfonctionnement qu’elle génère ; ou bien considérer que chacun est libre de choisir son genre et qu’il suffit pour cela de sortir comme d’un claquement de doigt des injonctions sociales. Dans le premier cas, il n’y a de performativité que sociale, il n’est pas question de liberté mais d’agency, d’empowerment ou d’enabling ; dans le second cas, il y a ouverture à la possibilité d’une « auto-performativité » indéfinie, chacun pouvant à la limite choisir à tout moment son genre, considérant qu’il est homme s’il se dit homme et femme s’il se dit femme, donc une conception on ne peut plus idéaliste du sujet.

 

 

Compte-rendu des discussions qui ont suivies cette intervention

 

L’intérêt d’en passer par la distinction entre différences constructible et générique est que cela permet de battre le conservatisme sceptique sur son propre terrain, en le mettant en défaut sur ce qu’il prétend établir. En prétendant par exemple établir la notion de genre contre celle du sexe, il rate le concept de la différence sexuelle générique.

Dans les « études de genre », il faut introduire que la notion de genre se dédouble. Il y a d’un côté l’élément répétitif ou répressif, de l’autre il y a son revers : l’idée que c’est répétitif, normatif, on peut le déconstruire. C’est l’idée d’une norme qu’on peut casser car cela appartiendrait au registre de l’imaginaire : on peut substituer un imaginaire à un autre imaginaire.

Ce type d’idéologie va à l’encontre de l’idée de choix inconscient, parce que celle-ci implique qu’on ne peut pas simplement être dans le couple répression/émancipation. On a affaire à une fausse théorie de l’émancipation.

La dualité générique implique le symbolique pour canaliser la part créatrice de l’humanité. Mais comme cette part créatrice est elle-même non normée, elle peut être criminelle. Parce que l’humanité travaille à partir d’un vide, elle peut être soit créatrice en un sens positif, soit destructrice et criminelle. A ce titre, l’interdit de l’inceste est un rappel inscrit dans l’humanité qu’elle peut passer outre les interdits qui la fonde.

Concernant l’inceste : pourquoi cette question est-elle devenue une question médiatique majeure ? L’inceste y est traqué de façon sauvage, sans que les preuves soient établies, etc., et revient à faire de tout discours sur la question un discours qui doit être entendu, reconnu. Or la découverte de l’ampleur de l’existence de l’inceste n’a rien de nouveau : déjà Freud en son temps parlait du caractère répandu de l’inceste dans la bonne société bourgeoise viennoise du 19ème siècle.

Peut-être que cela tient précisément à la faiblesse de l’appréhension de choses comme la pédophilie lorsqu’on est dans l’imaginaire et ce que tout cela n’est pas pris dans une configuration symbolique.

 

 

Sur « idéologie » :

 

Concernant la notion d’idéologie : J’ai proposé de parler dans mon intervention d’idéologie de l’humanité générique contre les idéologies du conservatisme sceptique. Mais peut-être faut-il réserver le terme d’idéologie aux idéologies dominantes. Peut-être faudrait-il parler par exemple d’Idéalité plutôt que d’idéologie de l’humanité générique. Car ces deux termes ne désignent pas la même chose, en particulier sur la question de la vérité.

Il faut commencer par établir le point qu’on peut être dans une idéologie qui se veut révolutionnaire et qui est en fait annexée à l’idéologie dominante. On doit proposer aux gens de se mettre d’accord d’abord sur ce point en tant que tel, avant d’entrer dans le détail des idéologies en question (féminisme, écologisme…). Peut-être que dans mon texte sur les conservatismes je passais trop vite de la question de l’idéologie prise en elle-même, à la traversée des idéologies particulières annexées. Du coup, faute d’avoir commencé par se mettre d’accord sur le premier point, les lecteurs les plus incorporés à ces idéologies se retrouvaient dans les cordes et ne pouvaient faire autre chose que manifester leur hostilité. Il faut donc faire de la question de l’idéologie en tant que telle une question à part entière, indépendamment des idéologies en question.

La question générale qui se pose : comment, une fois traversé le dédale de ces impasses idéologiques, permettre le déplacement pour les autres ? Pour cela, il faut aussi chercher les situations concrètes qui déplacent les choses.

On est aujourd’hui en retard sur ce que serait un propos sur la différence homme/femme, sur la différence homme/nature, etc. : il faut proposer quelque chose de beaucoup plus radical qui montre que le dispositif idéologique actuel est en défaut sur toutes ces questions qu’il prétend faussement trancher.

Approfondir le travail sur différence générique d’un côté et égalité générique de l’autre. Quand on aura l’articulation de ces deux points, nous aurons notre propre port d’attache intellectuel affirmatif, notre propre espace intellectuel autonome, nous ne serons dès lors plus acculés au seul face à face critique et hypertendu avec les idéologies dominantes.

Par ailleurs, le problème est que la catégorie d’idéologie n’est plus perceptible en tant que telle. Il y a des conjonctures idéologiques. Les composantes de ces conjonctures changent.

Faire une analyse plus fine du « pouvoir des médias », de l’idée que « les médias peuvent tout ». Qu’il s’agirait d’un pouvoir contre lequel on ne peut rien. Il y a des choses qui fonctionnent comme un encerclement par des forces dont on ne connaît pas comment elles opèrent.

Déterminer également le rôle exact des élections. Contre l’idée que les élections, c’est ce que les gens pensent.

Le rôle idéologique de l’école publique est constamment minimisé. Il faudrait faire un rapport là-dessus.

Il y a aujourd’hui une impossibilité d’accepter le débat contradictoire. La contradiction est vécue comme une violence très grande, inadmissible, qui va rester comme une blessure. La possibilité d’une discussion argumentée est déclarée d’emblée inadmissible.

On entend également beaucoup dans la jeunesse des élèves refusant de prendre position au nom du fait que cela va produire des divisions : « on ne peut pas dire ça sinon on va blesser quelqu’un ».

Ces phénomènes renvoient à la précarité extrême du bagage intellectuel des gens. Une vraie discussion met à l’épreuve ce qu’on a vraiment dans la besace. En ce moment, beaucoup de gens se font de petites idéologies portatives, mais tellement étroites qu’ils ne peuvent pas les mettre en jeu. Il y a un caractère intérieurement fragmenté de ces idéologies telles que les gens s’y rallient massivement. Avec des conglomérats savamment anarchiques au niveau des professionnels de l’opinion (exemple de l’écologiste S. Rousseau dans mon intervention).

En vérité, on a affaire actuellement à des processus d’embrigadement idéologique non moins profonds et massifs que ceux qui existaient, sous d’autres formes dont on se moque si facilement aujourd’hui, à l’époque des « cérémonies de masse ». D’une part, ils sont aussi terribles et pernicieux aujourd’hui qu’ils ont pu l’être dans les moments les plus sombres du 20ème siècle ; d’autre part, il a existé des formes de liberté collective hier aujourd’hui consensuellement rejetées dont on serait mieux inspiré d’en tirer quelques leçons pour nous-mêmes. Il faut donc revenir sur ce que c’est que les processus d’embrigadement. Ils sont très critiqués sous le nom de « totalitarisme », mais en fait très peu étudiés dans leur fonctionnement réel. Nécessité d’élucider la question de par quelles étapes ça passe ? Importance d’avoir une intelligibilité réelle de tout le processus. Donc, en parallèle de la question des idéologies : comment opèrent les embrigadements ? Et sous quelles conditions y-a-t-il effraction de la parole hors de ces embrigadements ?

 

Violence et clinique :

Le réel, l’imaginaire, le symbolique et la question de la violence intrinsèque. Il y a violence de la confrontation à un réel, celle-ci pouvant être traumatique. Il y a la violence comme agressivité dans l’imaginaire. Mais du côté du symbolique, peut-on parler de violence ? L’imposition d’une loi, introduction du manque, comment penser la violence symbolique ? Relire sur ce point les textes de Lacan de ses premiers séminaires, qui traite souvent du symbolique par le biais de sa violence intrinsèque.

Utile pour le projet de dispensaire de l’Ecole des Actes : quel travail clinique mener avec les gens qui arrivent ? A l’articulation clinique/politique. Il y a également la question de la culture et de la religion : le rapport entre tradition et symbolique ?

Voir ce qu’on peut tirer pour aujourd’hui des textes de Freud des années 1920 sur le trauma et la pulsion de mort, en bilan de la guerre de 1914.

Dans le livre de Yatzimirski, les traumatismes sont liés aux antagonismes politiques. Violence anthropologique : la question de l’humain se pose pour les traumatisés. Ce n’est pas la même chose qui est vécu par les hommes et par les femmes.

L’intérêt du travail clinique de Marie-Caroline Yatzimirsky (lire en particulier son livre La voix de ceux qui crient ; rencontre avec les demandeurs d’asile) vient de ce qu’elle refuse de voir dans le traumatisme une maladie psychique. Elle redonne toute sa place, singulière, à la question du trauma, en le dissociant de la folie. La traduction joue un rôle très important. Le traducteur est un personnage en plus dans la situation analytique, la question de sa présence est très délicate mais majeure. Le service de l’hôpital Avicenne de Bobigny où elle travaille est un des rares service à avoir des traducteurs dans toutes les langues des demandeurs d’asile.

 

Choix/Désir :

La catégorie de désir en politique est trop ouverte : on peut parler de désir du communisme comme du capitalisme. L’idée de choix comme constitution du sujet permet de clarifier la contradiction antagonique comme choix radical. Contre l’énoncé courant « je n’ai pas le choix », où l’engagement s’ancre dans cette considération négative. La notion de choix semble plus orientant que la seule question du désir.

Sur ce sujet, le recueil de l’écrivain Ahmet Altan : Je ne reverrai plus le monde.

 

Sur l’égalité :

Travailler à clarifier l’idée d’égalité. Il y a une confusion des niveaux : égalité des intelligences, égalité politique, etc. Comment dépasser une vision bisounours de l’égalité ?

Il y a une idée intéressante de l’égalité chez Rancière : l’égalité est chez lui un principe dont il faut partir, un axiome dont il faut tirer les conséquences, et non un résultat à réaliser. C’est intéressant, mais un peu court.

Projet de mener un travail plus historique : quelles ont été les figures de l’égalité ?

  • La Révolution française (La déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789)
  • Toussaint Louverture et la révolte des esclaves
  • La Révolution culturelle et « la réduction des grandes différences » (Homme/Femme ; Travail manuel/Travail intellectuel ; Villes/Campagnes)

 

 

Il y a en définitive donc cinq champs de travail articulés mais distincts :

  • La catégorie d’idéologie en elle-même
  • L’écologisme
  • Le féminisme
  • Le racialisme
  • Le démocratisme

Télécharger le texte en pdf :

Articles Similaires