Cours de philosophie de Julien Machillot

 

Théâtre de la Commune d’Aubervilliers – 2016

 

Politique et Histoire chez Althusser

 

 

J’aimerais travailler aujourd’hui sur le rapport de l’histoire à la politique chez Althusser. Et plus précisément, sur la manière dont il a pensé l’histoire, et dans l’histoire la politique comme principe de la pensée exhaustive de l’histoire humaine.

 

Ma référence sera le livre de Louis Althusser : Montesquieu, la politique et l’histoire.

 

A partir de son travail sur Montesquieu, Althusser va mettre en crise la double fusion entre histoire et politique d’un côté, et science et philosophie de l’autre. Et m’ayant fixé pour tâche la recherche d’un concept d’histoire qui permette de penser la politique au présent, le travail d’Althusser m’intéresse principalement pour deux raisons : premièrement, parce qu’il soutient une pensabilité philosophique de la politique ; deuxièmement parce qu’il permet de penser une désintrication de la science, de la philosophie et de la politique.

 

Ce que je me suis proposé d’examiner, c’est la question de savoir si aujourd’hui on peut soutenir l’idée d’une capacité de la pensée à constituer un concept rationnel de l’absolu. Est-ce que la raison est réductible à l’idée d’une rationalité en un sens instrumental, à une opération d’analyse et de synthèse ? Ou bien, est-ce qu’il y a une capacité de la pensée à penser ce qu’on pourrait appeler un principe de raison, fusse en un sens non métaphysique, non leibnizien ? Un principe de raison, c’est-à-dire, la détermination d’une finalité intrinsèque de la pensée qui se traduirait dans la vie de tout le monde par l’idée d’une orientation de la vie humaine qui serait déterminée vers un absolu, un bien en partage. Cela implique de faire exister en partage un principe d’égalité et de justice.

 

Pour mener à bien cela, je me propose de retraverser les œuvres qui me semblent argumenter en faveur d’une telle capacité de la pensée en partant du fait que les catégories sur lesquelles s’est appuyée cette pensée sont épuisées. Et que par conséquent, la tâche philosophique d’une reconquête de l’absolu doit nécessairement traverser les difficultés et les impasses qu’ont rencontré les différentes traductions d’une confiance dans une forme d’existence qui est bonne pour tous.

 

Ainsi, je propose de réexaminer de fond en comble l’hypothèse d’une réactivation du concept d’histoire sous la condition d’une retraversée point par point de toutes les impasses qu’a rencontrée la construction d’un tel concept. Examen en mon sens hautement nécessaire, puisqu’après la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’URSS, l’histoire cesse d’être un concept à partir duquel on pense la politique mais sans que pour autant que cela s’enracine dans un processus d’invalidation conceptuel. Au regard de cela, mon objectif propre sera de chercher à savoir si cet examen nous conduira à une réactivation du concept d’histoire ou si cela nous mènera à autre chose.

 

(En réalité, comme on le verra à la lecture des cours des années suivantes, cet examen restera globalement suspendu et est entièrement, en 2022, à reprendre)

 

Ce qui est en jeu chez Althusser, c’est la question : peut-on penser une autonomie de la politique, peut-on penser la politique en tant que pensée singulière ? Il doit faire face à la nécessité d’une désuturation supplémentaire alors qu’il y a à son époque une absence de singularité de la politique en tant qu’elle est pensée avec la philosophie et avec la science. L’enjeu brûlant quand on lit Althusser, le moteur constant de sa pensée, est le suivant : à quelles conditions peut-on repenser une pensée de la politique pour elle-même ? Et pour cela, la première condition est de repenser un concept d’histoire qui nous permette d’avoir une pensée singulière de la politique. Or, il y a, à mon avis, quelque chose de non concluant et qui a des conséquences sur ses successeurs. En effet, ces derniers partent de l’axiome de séparation de la politique et de la philosophie, mais si cette séparation s’est constituée comme axiome, c’est parce qu’Althusser n’a pas conclu sur cette question. C’est du moins mon hypothèse. Ainsi, nous pouvons dire qu’en l’absence de conclusion sur ce point, on n’a ni la possibilité de nous séparer du concept d’histoire, ni la possibilité d’être assuré d’une absoluité.

 

Les deux axes qui orienteront mon travail sur Althusser sont les suivants : 1) l’identification d’un point d’aporie interne à l’identification de la politique par Montesquieu 2) la vaste transformation de l’histoire et de la politique qui s’engage dans sa lecture par Althusser.

 

Chez Montesquieu, il y a comme point de départ un point de confiance absolu dans la possibilité que l’histoire humaine tout entière soit pensée comme rationelle. Il y a la thèse d’une rationalité intrinsèque de l’histoire humaine qui n’a besoin ni d’un principe moral ni d’un principe théologique pour être pensée : « j’ai d’abord examiné les hommes […] leurs mœurs n’étaient pas uniquement dues à leurs fantaisies ». Cela signifie qu’il y a une autonomie de la catégorie d’histoire qui pour être pensée n’a besoin de rien d’extérieur ; on peut penser historiquement l’histoire uniquement à partir de la vie des gens, de l’intérieur de ce qui se passe, sans perdre le fil d’une intelligibilité rationnelle du devenir historique. Cela va pousser Montesquieu à penser un principe intrinsèque à l’histoire et à réinventer de nouveaux concepts de pensée. Le concept de vertu va ainsi être séparé de son identification morale, théologique et religieuse : la vertu va être pensée comme amour de la patrie fondée sur l’amour de l’égalité politique, ce qui va dans le sens d’une autonomie de la politique.

 

Cependant, la singularité de la thèse de Montesquieu n’est pas l’autonomie de la politique, mais son refus des théories du droit naturel, et dans ces théories, son refus des thèses sur le contrat social et sur l’état de nature, et à travers elles son refus des thèses sur l’origine de la société. Montesquieu est peut-être de premier à penser l’histoire sans lui attribuer la thèse d’une fin immanente, contrairement aux théories sur l’état de nature qui vont avec l’idée de l’existence d’une finalité intrinsèque à l’histoire, d’une fin vers laquelle doit tendre la politique pour s’orienter vers une humanité juste, conforme au droit naturel qui est un concept dont le principe est ce qui doit être («commençons par écarter tous les faits»). Contrairement à cela, Montesquieu part de l’ hypothèse d’une intelligibilité des faits permettant une compréhension de la totalité de faits et d’en rendre compte de manière exhaustive. Cela a pour conséquence que la question des lois chez Montesquieu va séparer le principe de toute catégorie du droit naturel. Il y a chez lui une déjudiciarisation de la notion de principe au sens où le principe ne pose pas dans l’absolu ce qui doit être : il est impossible de juger ce qui est par rapport à ce qui doit être car tout jugement du fait par le droit reconduit à une pensée téléologique de l’histoire.

Cette déjudiciarisation du principe opère chez Montesquieu à partir d’une refondation conceptuelle de la catégorie de loi. Il reprend la conception de la loi telle qu’elle est utilisée dans les sciences expérimentales de son époque : les lois ne sont plus pensées comme commandement, mais comme rapport d’un invariant à l’ensemble de ses variations (catégorie descriptive qui présuppose cependant une thèse quant à l’existence d’invariants objectifs…). Montesquieu opère ainsi une suture entre science et histoire, geste théorique que reprendra Althusser puisqu’il va travailler lui aussi dans cette suturation de l’histoire et de la science (L’adossement à l’espace de la science reconduisant à un élément d’intelligibilité extérieure à l’histoire). Mais si Althusser soutient aussi la contamination du concept d’histoire par celui de loi-commandement, conduisant à un historicisme qui dit ce qui doit être, il va aussi montrer que le concept d’histoire est contaminé par celui de loi-rapport. Ce dernier concept d’histoire reste en effet historiciste, non pas au sens où il donnerait un sens à l’histoire, mais au sens où il reste pris dans l’hypothèse d’un invariant historique objectif, reconduisant ainsi la thèse d’une répétabilité en droit de l’histoire, et ouvrant donc à l’espace du comparatisme. A la fin de sa lecture de Montesquieu, Althusser arrive à la conclusion qu’il n’y a pas de loi de l’histoire, toute thèse de l’existence de loi de l’histoire reconduisant à un historicisme au sens ancien (historicisme qui dit ce qui doit être) qui enfonce la pensée, soit dans un sens de l’histoire, soit dans une répétabilité qui règlerait le cours de l’histoire. Les invariants objectifs donnent une intelligibilité de l’histoire qui échoue à penser la politique : quand ils sont utilisés pour penser la politique, ils opèrent un absentement de toute pensée politique.

 

Cependant, arrivée à ce point, nous devons aussi sortir de l’historicisme nouveau qui pense déduire de l’absence de sens de l’histoire, l’absence d’un concept d’histoire, et donc, à l’absence d’intelligibilité au sens de rapports rationnels entre les singularités. Car si on s’en tient là, ça veut dire qu’on a déjà renoncé à la capacité de la pensée elle-même, à ce que la pensée est capable de penser. Mon hypothèse sur ce point est la suivante : avoir renoncé à l’idée d’une capacité absolue de la pensée a des conséquences terribles en politique, ce qui prescrit à la pensée d’instaurer une nouvelle fraternité entre politique et philosophie, en partant du fait que la philosophie peut redonner confiance dans la pensée, ce qui est essentiel en politique. Ainsi, par exemple, prendre les échecs de la politique communiste au 20ème siècle comme ce qui impliquerait le nécessaire renoncement à toute possibilité d’intelligibilité de l’histoire, c’est déjà une hypothèse qui est dans le renoncement de traiter les impasses en pensée.

 

Nous allons maintenant nous intéresser au concept de principe développé par Montesquieu dans sa typologie des gouvernements. Sa thèse est la suivante : tout gouvernement, c’est-à-dire toute formation politique unifiée, est composé d’un principe et d’une nature.

 

La question de la nature d’un gouvernement est celle de savoir qui détient le pouvoir et comment il l’exerce. Il y en a ainsi trois types : la république, où le pouvoir est détenu par le peuple ou par une partie du peuple et s’exerce par les lois ; la monarchie, où le pouvoir est détenu par une seule personne qui l’exerce par les lois ; et le despotisme, où le pouvoir est aussi détenu par une seule personne mais où son exercice n’en passe ni par les lois ni par une quelconque règle.

 

La notion la plus importante n’est cependant pas celle de la nature mais celle du principe. Comme le remarque très justement Althusser «par le principe, nous pénétrons dans la vie». Le principe est en effet ce qui rend compte de la dimension subjective et concrète d’un gouvernement et de ses lois, autrement dit, il est le point de rencontre entre la vie des gens et le gouvernement. Et il est par conséquent, la condition d’existence du gouvernement puisqu’il nomme la subjectivité qui rend les hommes disponibles à telle ou telle forme de gouvernement ; si le principe se déduit de la nature d’un gouvernement, ce n’est pas en raison du fait qu’il en serait un simple effet, mais tout au contraire par le fait même qu’il en est la condition d’existence.

 

Cette notion de principe permet à Montesquieu d’inventer la thèse de l’Etat comme totalité nature/principe et de la loi de l’histoire comme la loi de la totalité nature/principe. C’est un rapport invariant : seule la tenue de cette totalité permet à une organisation politique de durer. Cela permet d’investiguer la division réelle des Etats à partir de ce centre unique nature/principe. Selon Althusser, Montesquieu fût le premier à inventer un principe positif d’explication universelle de l’histoire.

 

Une loi statique de l’être historique, qui rend compte de la multiplicité des faits mais aussi dynamique car elle rend compte de son devenir historique, elle rend intelligible l’existence mais aussi la destruction d’une formation politique en faisant du principe le nom de ce qui conditionne l’existence et la durée d’une formation politique (la corruption d’un gouvernement commence par celle de son principe cf. Saint-Just) + (si l’unité nature/principe est homogène/adéquate alors le gouvernement existe ; si l’unité est contradictoire/inadéquate le gouvernement va s’écrouler).

 

Cela permet de distinguer entre deux ordres de questions : le sens de l’histoire et la question d’un moteur de l’histoire. Le principe est l’élément moteur et déterminant chez Montesquieu. A l’intérieur de la loi de l’histoire constituée par l’unité nature/principe, le terme déterminant n’est ni un invariant structurel ni une objectivité/finalité juridique. Le principe n’est pas lui-même un invariant. Montesquieu fait donc de la subjectivité des hommes ce à quoi il faut revenir pour avoir accès à une intelligibilité de l’histoire : «c’est la forme des principes qui entraîne tout», dit Althusser.

 

En outre, c’est le terme de principe qui va identifier l’espace/lieu de la politique. La nature du gouvernement ne donne pas la clé de l’histoire, c’est le principe qui détermine l’intelligibilité de la totalité. Ce qui est intéressant, c’est que le principe n’est pas de l’ordre de l’objectivité mais de la subjectivité, il n’est pas de l’ordre du droit mais du fait et il n’est pas de l’ordre de la nécessité mais de la contingence. Le principe est donc un fait subjectif contingent, ou si vous préférez, une subjectivité marquée du sceau de la facticité (Remarque de l’auditrice Judith : « il faudrait plutôt dire : une subjectivité factuelle contingente »). Cela signifie que l’existence du principe ne se pose pas en droit, son existence est extérieure à la nature de la formation juridico-politique. Le principe est donc doublement déjudiciarisé : 1) il n’est pas de l’ordre d’une subjectivité nécessaire qui dirait ce qui doit être 2) il n’est pas un invariant objectif qui serait historiquement au poste de commandement.

 

C’est ce qui fait l’immense intérêt du concept de principe mais aussi ce qui fait la difficulté de penser la politique à partir de là. D’un côté, le principe est l’expression de la vie réelle des hommes, d’une subjectivité qui se donne dans les mœurs – il est l’expression politique d’un ensemble de mœurs, de modes de vie pris dans des déterminations matérielles (géographie, climat…) mais aussi morale (religion…). A ce titre, il est l’expression d’un fait subjectif contingent appelé «mœurs». Mais d’un autre côté, il nomme l’exigence d’une objectivité juridique appelée «forme de gouvernement». Si c’est le cas, alors le principe est tiraillé entre deux ordres de choses distincts et il n’a pas d’autonomie propre.

 

La loi unité nature/principe est une loi politique de l’histoire. Le principe est à la fois totalement déterminant mais on ne peut pas le penser complètement dans sa singularité, puisqu’il est indissociable des mœurs. La subjectivité est déterminante, mais déterminée elle-même par de multiples conditions, par un ensemble de déterminations matérielles, morales, juridiques, étatiques. Le passage d’une dimension à une autre est un point aveugle du concept même de principe, parce que pour Montesquieu l’enjeu n’est pas de saisir le principe dans sa singularité, mais de délivrer un concept de la politique indissociable de la dimension juridique de la totalité historique dans laquelle le principe existe.

 

Cela signifie qu’il y a dès l’origine d’une pensée totale de l’histoire un point d’achoppement entre la possibilité de constituer une notion de la politique capable de rendre compte de la rationalité des formations historiques et une notion d’histoire rendant compte de la singularité de la politique. Penser la politique dans sa singularité conduit donc à une pensée du principe qui soit à distance et des mœurs aussi bien que de la nature de la formation politique dont elle est le principe. Il y une béance qui va prescrire à la philosophie de chercher ou bien à résoudre cette béance, ou bien à renoncer à penser philosophiquement la politique, ou renoncer à penser philosophiquement l’histoire. Si Althusser revient à ce point d’aporie-là très tôt, c’est qu’il identifie une aporie fondamentale dont les effets se font sentir jusque dans le stalinisme. La non résolution de la disjonction entre penser la politique comme principe d’intellectualité de l’histoire et penser la politique pour elle-même a pour conséquence/effet que les invariants structuraux viennent phagocyter la politique même. Le concept de la politique est pris dans un réseau qui la subordonne à des zones qui lui sont extérieures. Si la thèse de Montesquieu ne reconduit pas l’idée d’un «sens de l’histoire», la nécessité reste du côté de l’histoire et la contingence du côté de la politique. Histoire, non pas au sens d’une sens de l’histoire, c’est-à-dire d’une orientation vers une fin préconstituée, mais au sens où l’espace du principe est subordonné à la nature pour être opérant dans l’élément historique. Il y a une priorité du principe sur le gouvernement, mais pas de principe de travail de la subjectivité pour elle-même. Or, la dimension non-étatique serait un travail de la subjectivité politique pour elle-même, différente de la question du registre du pouvoir.

 

Il faut pour creuser ce point revenir à la théorie de Saint-Just des institutions républicaines. Saint-Just n’aurait pas été aux prises avec cette question de la glaciation de la subjectivité révolutionnaire s’il y avait eu résolution de l’aporie a propos du concept de la politique ; il faut inclure l’idée de lieux de la subjectivité qui ne soient pas commandés par la subjectivité du gouvernement – lieux à distance du gouvernement et de sa corruption et à distance des mœurs et de leur corruption possible ; un lieu qui ne soit ni l’espace des mœurs ni l’espace du gouvernement lui-même. Il faut examiner séquence par séquence cela, en vérifiant si le point d’impasse est identifiable selon cette aporie-là, en examinant aussi ce que les séquences ont inventé pour lever l’aporie et ce que ça transforme dans l’ordre du principe. Il faut aussi examiner où en est cette aporie là aujourd’hui.

 

Si on veut sortir de l’identification de la politique au pouvoir, et aux lieux du pouvoir, alors il faut penser le principe de manière à ce qu’il reste la condition du gouvernement mais acquière une autonomie, c’est-à-dire que le principe peut changer sans avoir pour finalité le changement de nature du gouvernement. Cela nous pousse à penser des lieux politiques qui portent des principes nouveaux, des subjectivités nouvelles alors même que les mœurs des gens qui continuent à vivre comme avant restent les mêmes et que la nature du gouvernement reste encore le même.

 

Je pense que la grande difficulté est qu’aujourd’hui, ou bien on constate des échecs, sans examiner l’ordre des concepts ; ou bien on s’intéresse au concept en s’écartant de toute événementialité réelle.

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