Cours de philosophie de Julien Machillot
Théâtre de la Commune d’Aubervilliers – samedi 30 janvier 2016
Triple introduction à la conceptualisation philosophique contemporaine de la notion d’histoire
LUCRECE
Plutôt que d’entrer immédiatement dans une exposition des raisons pour lesquelles je propose de commencer à travailler pour les temps actuels à une refonte du concept philosophique d’histoire, je voudrais commencer par citer quelques éléments philosophiques de ce qui se présente comme le grand poème philosophique de Lucrèce, en essayant de laisser résonner, presque en filigrane, la proximité de ma proposition avec le projet lucrétien. Cela revient à placer le travail philosophique que je vais ouvrir sous le signe caractéristique d’un invariant subjectif à travers les siècles, de façon à me situer dans un rapport ouvertement non académique à mes références philosophiques. Une première approche subjective, d’objectivation des enjeux mais dans l’élément de la subjectivité.
Je me référerai aux pages introductives du poème philosophique De la nature des choses (traduit par Bernard Pautrat ; le livre de poche – voir documents annexes). Il s’ouvre sur une hymne à Vénus page 81. Jusqu’à « excellence ». Entre les vers 20 et 30.
Et puisqu’à gouverner la nature des choses
tu es seule, ô Vénus, puisque sans ton concours
jamais rien ne paraît aux rivages divins
du jour, puisque sans toi jamais rien ne se fait
d’aimable ou de joyeux, c’est toi que je désire
avoir pour alliée en écrivant les vers
où j’essaie d’exposer la nature des choses
à notre Memmius, que toi-même, déesse,
tu as voulu parer, en tout et en tout temps,
d’excellence.
Ce passage identifie en quelques mots le projet lucrétien entier : exposer la nature des choses à un disciple, Memmius, exposer la nature des choses voulant dire fonder ou déployer ce qu’on appellera une philosophie de la nature. Le concept qui permet d’accéder à une connaissance de l’absolu est le concept de nature. Ce que je voudrais substituer ici est « exposer la nature des choses » par « exposer l’histoire des vérités » ou même de manière plus concentrée « exposer l’histoire de la politique ». J’escompte de cette substitution dans la lecture qui suit un effet d’étrange et d’extraordinaire proximité de ce texte au lecteur que nous pouvons être aujourd’hui.
Jusqu’à « salut commun », vers 49.
A peine l’hymne à Vénus formulé, le passage montre que ce qui travaille Lucrèce et son projet philosophique est une véritable hantise de la guerre, une hantise liée à la situation de son temps et qui est l’enfoncement du monde romain dans lequel il vit dans la guerre. Il nomme ce qu’il appelle « un temps inique à la patrie », et, sur ce point, je voudrais me concentrer un instant.
L’historien Moses Finley, en évoquant le dernier siècle de la république romaine, écrit, dans L’invention de la politique, que quelque chose avait changé en 133 av. JC avec le meurtre de Graccius, que ce meurtre avait ouvert un temps d’absentement de la politique, c’est-à-dire de prises de décision populaires, correspondant à un temps d’effondrement de la politique dans la guerre civile. Il ajoute, en substance : un conflit politique qui se situe sous la menace constante de massacres et d’armées d’invasions, même romaines, ce n’est plus de la politique. Ce qui se transforme, c’est le passage de la présence de la « populace » dans les rues, à son absentement et son remplacement par des gangs de nervis. Finley affirme que pour la première fois, des bandes de nervis professionnels devinrent des membres de la politique professionnelle… que ce fut d’abord une pratique assez sporadique, qui devint la règle par la suite… En réalité, les décisions qui avaient force de loi n’étaient plus prises à l’issue d’une discussion, d’une argumentation et d’un vote. Souvent, on ne faisait même pas semblant.
Ce qu’on peut dire est que ce meurtre marque quelque chose de fondamental. Rome à ce moment-là cesse définitivement d’être un lieu où se cherche le chemin d’une politique qui se tienne du côté des pauvre ou qui inclut, même problématiquement, les pauvres dans la décision politique, c’est la fin de toute recherche de construction d’une politique qui soit comptable du sort des pauvres. L’antagonisme entre riches et pauvres n’a pas trouvé de chemin dans la politique et la destruction de cette possibilité est ce qui a entraîné l’effondrement de la politique dans la guerre civile. Quand Lucrèce naît et quand il écrit De la nature des choses, il vit dans un temps où cela est complètement installé, entre la fin de la politique, son effondrement, et après lui les grandes dictatures romaines. Autrement dit il écrit dans un temps marqué par la guerre au sens où s’est refermée toute possibilité de travailler l’antagonisme entre riches et pauvres parce que s’est absentée la possibilité d’une capacité politique des pauvres, qui certes était auparavant qualifiée péjorativement sous le terme de « populace ». Mais si elle était nommée ainsi c’est qu’elle existait d’une manière ou d’une autre et les institutions ne pouvaient pas faire comme si elles n’existaient pas. J’ajoute une chose qui pourrait paraître anecdotique mais qui résonne étrangement aujourd’hui (en 2016, après les massacres de masse de 2015). Finley parle de la mise en place du senatus consultum ultimum, soit le pouvoir pour le Sénat de décider de l’état d’urgence, de prendre toutes les mesures défensives nécessaires. Les gens frappés par cette décision étaient ennemis de l’Etat et non plus citoyens romains et donc soustraits à la loi. Or, tous les exemples connus datent du dernier siècle de la république romaine et, entre 121 et 43 avant JC, ces différentes décisions permirent le massacre de milliers de romains en violation flagrante des procédures établies concernant la peine de mort pour les citoyens. La classe dirigeante, ayant perdu confiance dans sa capacité à gouverner par les méthodes traditionnelles, se résolut à inventer une nouvelle formule.
La situation qui déclencha non seulement l’assassinat des Gracques mais d’autres également, ce fut la réforme agraire ou le problème de la dette des pauvres et, au niveau le plus simple, les décisions du Sénat auraient avantagé les citoyens pauvres aux dépens des citoyens riches. Et, en effet, si les frères Gracques, à commencer par Tiberius, ont été assassinés, c’est parce qu’ils portaient un grand projet politique dont les points centraux étaient une réforme agraire donnant des terres aux démunis, la distribution de blé à bas prix, la réduction des dettes des pauvres, etc.
Je voulais procéder à cette identification très générale de la politique romaine dont Lucrèce a été le contemporain, en ajoutant qu’il a été contemporain d’une figure positive de la politique, la révolte des esclaves, avec à leur tête Spartacus. On voit que cette figure positive est dans l’élément de la guerre. Les esclaves pour se révolter se révoltent les armes à la main avec pour objectif de quitter l’Italie. Cela, je trouve, nous permet de saisir pourquoi la lecture des premières pages du grand poème philosophiques de Lucrèce résonnent d’un profond écho. Non pas que j’identifie absolument les deux situations, mais au sens où un enjeu fondamental de la politique est la façon dont la grave menace qui plane sur elle est quelque chose qui nous rapproche, à mon sens, de ce temps-là.
Vers 60 à 80, p. 83/85.
Si chez les Grecs la religion écrasait l’humanité de tout son poids, si elle faisait peser sur les mortels son horrible regard, c’est parce que les Grecs étaient séparés de l’intelligibilité de la nature et c’est dans cette observation que se fonde la nécessité pour certains Grecs puis pour le romain Lucrèce d’une philosophie de la nature, c’est-à-dire d’une philosophie rendant compte de son intelligibilité immanente. Ma thèse est qu’on peut appeler historicisme ce qui a remplacé pour nous la religion telle qu’elle est décrite ici, que c’est aujourd’hui l’historicisme, c’est-à-dire l’histoire sans concept, sans thèse d’intelligibilité immanente, qui fait peser son regard, qui nous sépare de l’intelligence de l’histoire, comme les Grecs étaient séparés de l’intelligence de la Nature. Face à cela, Lucrèce propose la figure d’Epicure, un Grec, dont le noyau constitutif était le courage et qui osa lever les yeux sur cette religion. Lucrèce invoque donc face à cela le courage de la pensée.
Vers 80 à « criminels ». Les premiers vers, c’est le discours de la religion : si tu cherches à donner un concept rationnel et immanent, alors tu t’engages dans les voies d’une raison impie et criminelle. Ca c’est une chose qui ne peut que nous parler. Du point de l’historicisme consacré par toute une littérature historiographique massive et dominante tout concept d’histoire cherchant à penser le possible relève d’une idéologie (hier appelée « raison impie ») et qui plus est criminelle (« en route pour le crime ») alors que justement c’est elle, plus souvent, le religion de l’historicisme, qui aboutit entre autres au colonialisme et aux guerres mondiales.
Comme exemple d’un fait impie produit par la religion, il y a le sacrifice d’Iphigénie par son propre père, sacrifice qui avait pour objectif de justifier le départ de la troupe d’Agamemnon vers la ville de Troie pour engager une guerre absolument fratricide. Je dirais que l’histoire est aujourd’hui notre Iphigénie, fille de l’humanité sacrifiée sur l’autel des puissances. La seule différence est que ce crime qui avait pour fonction de justifier le départ d’une flotte militaire a aujourd’hui pour fonction de justifier le départ de drones, de bombardiers, de troupes et d’autres choses. La comparaison à mon sens ne s’arrête pas là. De même que pour les vers de la page suivante, s’il y a bien quelque chose qui caractérise l’historicisme aujourd’hui, c’est qu’elle consiste pour une bonne part en une démonologie : les démons de l’histoire comme intimidation envers tout possible, visant à faire de la défiance envers le possible l’orientation cardinale du présent. Et l’historiographie dominante, concernant la Révolution française, le Communisme, est la démonologie de notre temps. Elle opère par déracinement des processus historiques de la politiques : les mouvements ouvriers, les Révolutions, les Etats socialistes, les guerres de libération nationale. Déracinement de tout ancrage dans le réel permettant de rendre ces figures illisibles, frappées du sceau de l’irréalisme des processus, transformant en monstres effrayants et en démons ces figures historiques de la politique moderne. Transformant tout possible en fantasmagories effrayantes les autres… Par ailleurs, aujourd’hui il n’y a plus de devins, mais il y a les économistes.
Lucrèce poursuit par la question de la nature de l’âme, c’est-à-dire par ce que dans la philosophie moderne on a pris l’habitude d’appeler la question du sujet. La nature du sujet, on l’ignore. Ignorer la nature du sujet, cela veut dire ignorer qu’il est un terme sûr à toutes les misères des hommes. Un terme sûr, c’est-à-dire un terme qui est de l’ordre de l’absolu, absolu voulant dire ici que la vie des hommes n’est pas définitivement encerclée par les aléas des circonstances, de la fortune, des hasards de l’histoire. Le point ici important, à mon sens, c’est que, pour Lucrèce, c’est à la condition de parvenir à identifier un tel absolu à partir d’une traversée de la question de la nature du sujet, c’est cela, et cela seul, qui peut être le point d’appui où se soustraire à la peur des fantasmagories véhiculées par les devins ou les économistes, et que par conséquent le travail de lecture ici serait d’essayer de traduire ces questions dans nos propres termes.
Par exemple, aujourd’hui, on ne se posera pas la question, quoique peut-être que si en réalité… La question du sujet naît-elle ou vient-elle en nous se glisser ? Etre sujet est-ce en excès par rapport à la naissance naturelle ? Est-ce que sujet s’identifie à individu ? Ou faut-il introduire quelque chose d’autre dans la notion de sujet pour que l’individu accède au rang de sujet, c’est-à-dire à une forme d’existence dans laquelle l’accession à cet absolu, à ce terme sûr, devient possible pour lui ? On peut la traduire aussi en des termes plus politiques. D’où naît la capacité politique ? Est-ce que cette capacité naît avec la naissance ? Est-ce qu’elle naît avec l’Etat ? Avec l’éducation ? Sa condition est-elle l’adossement à l’existence d’un Etat ? Ou y a-t-il des figures de la capacité politique aux configurations plus immanentes, de sorte que l’adossement à l’Etat soit non nécessaire voire une faille interne de cette capacité ?
Si Lucrèce a besoin pour écrire un ouvrage philosophique d’avoir recours au poème tel que l’œuvre entière se donne comme poème philosophique, c’est premièrement que pour lui la poésie est le lieu qui permet de nommer des choses nouvelles dans le monde dans lequel il vit, et que deuxièmement s’il a besoin de faire ça c’est parce que la traduction latine de la philosophie de la nature déployée par quelques Grecs n’est absolument pas simple pour lui. Elle n’est pas simple parce qu’il y a une rupture très profonde entre le monde des Grecs et le monde des Latins, des Romains. Une rupture historique tellement profonde que la traduction de la pensée ne peut pas se donner comme une traduction technique mais doit se donner comme une requalification philosophique complète du concept de nature. L’époque dans laquelle on est, est à mon avis assez similaire. Nous sommes des gens, disons, qui avons derrière nous des marxistes, des communistes, des figures historiques de peuples politiques, des penseurs de la politique absolument colossaux. Nous avons ça derrière nous mais la singularité c’est qu’entre nous et eux il y a une rupture : un abîme nous sépare à tel point qu’on ne peut pas reprendre les notions, les catégories, les concepts, qui ont été immédiatement des catégories politiques ou des concepts philosophiques qui pouvaient être des supports subjectifs fondamentaux, très forts. Nous ne pouvons les reprendre à notre compte, non pas qu’il faille les évacuer, non pas pour en appeler à une espèce de nouveauté radicale et absolue complètement séparée et qui se nourrirait entièrement d’elle-même. Mais nous sommes confrontés à la nécessité d’une traduction, au sens où l’enjeu philosophique est celui d’une refondation, d’une nécessité de trouver les moyens dans la pensée d’aller jusqu’au fond de ces questions et de ces enjeux à nouveaux frais. Du reste, cette question des mots nouveaux est aussi une question interne à une pensée philosophique de l’histoire elle-même. Commet rendre compte dans les mots d’aujourd’hui de ce qui a eu lieu chaque fois dans une langue singulière avec ses propres catégories de pensée, des processus tels que les Révolutions française, bolchévique ou chinoise, mais aussi ce qui s’est donné dans les configurations des Etats socialistes, dans la Révolution culturelle, ou dans d’autres séquences. C’est une « tâche ardue » comme dirait Lucrèce qui nécessite de trouver des mots nouveaux.
Ceci étant dit, Lucrèce continue après l’exposition de cet ordre de choses en sautant directement dans l’énoncé d’un principe philosophique qui va garantir la conceptualisation entière de la notion de nature : « rien ne naît jamais divinement de rien ».
Je ne traiterai pas aujourd’hui la question de ce principe, c’est-à-dire du principe que nous pouvons nous proposer s’il s’agit d’engager un travail de conceptualisation de l’histoire. Mais je conclurai cette traversée en disant qu’à mon sens il y a dans ces quelques pages une espèce d’ordre de la pensée qui peut être suivi pour nous dans la problématisation d’une philosophie de l’histoire.
VIRGINIA WOOLF
Je propose de poursuivre avec le texte de Virginia Woolf, tiré de son ouvrage Une chambre à soi.
Il s’agit pour moi de proposer une espèce de deuxième introduction centrée sur le problème que je veux travailler, en prenant appui sur l’essai Une chambre à soi, et là aussi pour entrer dans les questions par un point de subjectivité, et un point directement brûlant, une question qui aujourd’hui nous brûle les doigts. Le livre de Virginia Woolf a été écrit alors qu’elle était appelée à faire une conférence : « Les femmes et le romain », et V. Woolf ouvre son essai en déclarant qu’elle se prononcera finalement sur « un point de détail » : « il est indispensable qu’une femme possède quelque argent et une chambre à soi si elle veut écrire une œuvre de fiction ». Elle ne se prononcera pas sur le problème de la nature féminine ni sur celle de la fiction romanesque. Et en réalité on s’aperçoit très vite que ce point de détail, cette investigation de la dimension empirique et contingente, toute matérielle en somme, nous fait accéder à un point d’universalité que ne nous ferait atteindre nulle catégorie rationaliste ou nécessitariste de l’essence de la féminité ou du romanesque. L’essai déploie je crois des thèses qui sont un véritable antidote au féminisme d’aujourd’hui.
Actuellement il existe à mon sens une doxa féministe extrêmement brutale dont la thèse est double. Premièrement, il faut nier toute différence fondamentale des sexes, mais deuxièmement l’injonction est de penser du point de vue de son sexe en tant qu’identité dite « de genre », de penser « en tant qu’homme » coupable de l’oppression ou « en tant que femme » victime de l’oppression. L’un avec l’autre. Woolf propose, dans une perspective précisément strictement inverse, d’approfondir d’un côté la thèse de la différence des sexes, de l’approfondir jusqu’à – d’une certaine façon – l’absolutiser, alors que d’un autre côté son injonction est de ne jamais penser, de ne jamais œuvrer « du point de vue » de son sexe, du point de la conscience de son sexe.
D’abord, Virginia Woolf est contemporaine de la campagne des suffragettes, encore connue comme une lutte féministe pour le droit de vote des femmes. « De ces deux choses, le vote et l’argent, l’argent, je l’avoue, me sembla de beaucoup la plus importante. » Cet énoncé fracassant résonne comme un blasphème pour les oreilles pudiques attachées au culte de l’égalité des droits puisqu’il s’agit de choisir les conditions matérielles contre un principe, celui de l’égalité des droits. Mais en réalité, cela relève d’une conscience incisive du fait que la mise à distance immédiate de l’oppression n’est absolument pas dans le fait d’avoir les mêmes droits que ceux que se sont donnés les hommes, mais relève d’une question matérielle, car au fond elle ne préjuge d’absolument rien quant à l’orientation dans laquelle les femmes vont décider d’exister alors que, avec des luttes qui s’appuient sur les principes formels de l’égalité des droits, d’une certaine manière, l’existence des femmes est déjà toute tracée, dans l’identification à la vie déjà existante qui est celle construite par les hommes. La deuxième mention des suffragettes : « Aucune époque ne posséda jamais une conscience aussi aiguë du sexe que la nôtre. La campagne des suffragettes est certainement responsable de cet état de fait. Tous ceux qui ont contribué à cet état de conscience sexuelle sont à blâmer. Il faut donc retourner à Shakespeare car Shakespeare fut androgyne. » Ce qui est pointé comme quelque chose de gravissime est qu’au fond la conséquence de cet état de conscience sexuelle dans l’ordre de la pensée est la particularisation de la pensée, le fait de barrer l’universalité de la pensée en barrant la création, l’écriture du roman, en se laissant enclore dans une dimension strictement identitaire qui la mine et la nie de l‘intérieur. Autrement dit, ce qu’elle fait valoir est que ce qui travaille pour la négation de la différence a en réalité pour conséquence l’enfoncement dans les représentations différenciées, et que face à cela en réalité c’est le travail de la différenciation qui permet de retrouver le chemin où la pensée, la création, là où elle parle, là où elle s’énonce, n’est plus ni homme ni femme, mais porte un principe d’adresse proprement universel. Pour approfondir ces points, je voudrais vous lire le premier texte photocopié. (Voir documents annexes)
Une première chose que je voudrais faire remarquer est que contrairement à une lecture apparemment assez répandue de Virginia Woolf, et très étrangement en réalité, le fond de la justification de la différence des sexes, n’est absolument pas essentialiste. Quand elle écrit « car les femmes sont restées assises à l’intérieur de leur maison pendant des millions d’années », ce qu’elle décrit est la contingence historique des conditions de la créativité singulière des femmes. Mais cette identification ne conduit pas à rejeter la singularité au nom de sa contingence. On pourrait dire que ce qui est distingué ici c’est l’oppression de l’aliénation. Pour comprendre un tel argument, il est nécessaire de soustraire l’idée d’oppression, de domination, à toute espèce de théorie de l’aliénation, qui conclurait de la domination à la soumission. Si les femmes sont historiquement dominées, alors elles sont historiquement soumises. En réalité, ce qui se passe est totalement différent. Et je ferais remarquer aussi que ce qui vaut pour l’histoire des femmes vaut pour d’autres situations dans lesquelles l’analyse proposée en termes d’aliénation a en réalité pour conséquence d’ajouter un tort au tort, en supposant que les dominés ne sont capables de rien d’autre sous la domination que de se soumettre sans faire valoir ni exister autre chose que la domination. C’est le cas par exemple des situations d’usine, situations extrêmement dures et réglées, organisation d’une contrainte inhumaine du travail. Pourtant, c’est aussi dans ces mêmes usines qu’on peut identifier l’émergence d’une capacité politique ou d’une capacité de pensée singulière. Au XIXe siècle, dans des situations où les ouvriers peuvent travailler dix heures par jour, une partie des ouvriers ont néanmoins consacré une partie de leur peu de temps « libre » à la création poétique, politique, à l’écriture de journaux, etc., ce que montre Rancière, notamment, dans La nuit des prolétaires.
Le deuxième point intéressant, c’est aussi l’impuissance de l’état actuel de la langue à nommer ce que c’est que cette figure d’existence des femmes en situation historique de domination. L’impuissance de la langue, parce que c’est comme quelque chose qui s’est développé en excès sur la domination, et en invisibilité aussi, et cette impuissance de la langue indique aussi la différence, le gouffre existant entre la figure d’existence des femmes et la figure d’existence des hommes. Impuissance de la langue à dire et à identifier l’existence des femmes qui se développe là. Dans la deuxième page, Virginia Woolf formule une espèce d’argument de fond, un argument qui est doublement fort, par le fait qu’il est très rationnel, et parce qu’en même temps il peint une idée extrêmement haute et très belle, tout à la fois de la vie des hommes et des femmes, et du monde même. Positivité de la différence sexuelle, qui montre que le caractère contingent de la constitution de la force créatrice des femmes n’enlève rien au caractère absolue de cette force. Et l’absoluité de cette force réside dans la capacité à faire entendre une forme insoupçonnable et inouïe de ce qu’est le monde. Donc, je dirais que la formation historiquement contingente de la forme inventive ne préjuge en rien de l’absoluité dont cette force est porteuse, de sa capacité à faire connaître une dimension insoupçonnable du monde, inouïe de l’existence, indépendamment de l’ensemble des déterminations qui viennent la circonscrire dans l’espace des représentations. La conséquence de cela, c’est que, je pense, c’est une chose à mettre à l’ordre du jour pour aujourd’hui, cette idée d’une éducation séparée. Alors, évidemment, cela fait tout de suite penser à deux grossièretés : l’école des garçons et l’école des filles, et la séparation des jeux, choses dont on semble aujourd’hui bien contents de se séparer. Mais l’idée d’une éducation séparée vaut dans la mesure où c’est peut-être ce qui permettrait aujourd’hui de penser une égalité des hommes et des femmes. On voit que la suppression de la séparation scolaire dans l’école républicaine mixte non seulement n’a rien résolue de la différence inégalitaire entre les hommes et les femmes mais qui plus est je pense qu’elle a approfondi sinon l’inégalité elle-même tout en la déplaçant du moins la violence des effets de l’inégalité et sur les garçons et sur les filles. Autrement dit, ce n’est pas pour rien, si l’idée de l’égalité (j’entends en pensée) est impensable dans l’espace de l’école, de l’instruction scolaire. Je dirais même que c’est une détermination historique, l’une d’elles, de la mort de l’école aujourd’hui. En créant l’école mixte, ou bien c’est sous l’hypothèse de résoudre quelque chose, de surmonter la séparation et donc l’inégalité, ou bien alors c’est catastrophique : si la mixité s’avère, et elle s’avère, ne rien résoudre de l’inégalité historique entre garçons et filles, alors elle vient concentrer les effets de la violence par la proximité, la juxtaposition des garçons et des filles, qui n’est ni traitée par l’école et qui ne permet pas aux enfants eux-mêmes de la traiter pour eux-mêmes. Toute la question est de savoir quelle forme prendrait l’idée d’une éducation séparée aujourd’hui. C’est sous la condition d’une enquête sur : où sont les enfants eux-mêmes, les garçons, les filles, dans l’apprentissage de telle ou telle discipline, dans leurs conditions singulières d’apprentissage, et qu’à ce titre-là l’idée d’une éducation séparée est soustraite à l’élément de l’assignation autoritaire à des tâches objectivement prédéterminées comme étant pour les garçons ou pour les filles. Autrement dit, cela ouvrirait à mon sens à la fois un champ de connaissance des enfants et libèrerait un champ de possibilité et d’inventivité pour les enfants eux-mêmes.
Je reviens aux énoncés de Virginia Woolf (« un certain mariage des contraires doit être consommé », puis elle parle de liberté et de paix, puis de Shakespeare, qui « fut androgyne »). Après la multiplicité intrinsèque, le deux comme indice de la multiplicité de la sexualité, on a une pensée de l’androgynie, c’est-à-dire libérée cette fois de la séparation mortifère et inégalitaire. Shakespeare est une espèce de cas exemplaire pour Virginia Woolf, car il montre que la pensée, la création permet quelque chose qui n’est pas de l’ordre du déjà donné, permet en pensée une compossibilité des sexes dans un même monde, une contemporanéité des sexes, une circulation par l’invention créatrice. Autrement dit, l’écriture apparaît comme l’invention d’un trajet qui relie les multiples subjectivités qui composent le monde. Tout cela, à mon avis, nous donne quelques éléments de ce que j’appellerais une théorie des lieux, par opposition à une théorie des facultés. Une théorie des facultés serait une espèce d’assignation essentialiste. Une théorie des lieux, c’est autre chose. Lorsque Virginia Woolf nomme la nécessité d’une chambre à soi, c’est-à-dire d’un lieu dans lequel les femmes puissent écrire dans un monde où les femmes n’ont pour l’heure aucun lieu pour le faire, lorsqu’elle nomme l’argent plutôt que le droit de vote comme rendant possible une vie tournée vers l’essentiel, orientée vers le désir de la pensée, de la création, nommer cela lui permet en réalité de montrer au ras des choses d’une part la raison pour laquelle diverses œuvres littéraires de femmes sont ce qu’elles sont et de nommer aussi, d’identifier en subjectivité une condition fondamentale de la création et de la pensée. Ce qu’elle montre, c’est que des femmes, comme Charlotte Brönte et d’autres, lorsqu’elles écrivaient, quelque chose échouait dans l’acte de la création, quelque chose venait trouer l’écriture romanesque par une espèce de faille béante qui la minait de l’intérieur, le gangrenait sans recours. Ce qu’elle dit est que le manque de lieu, et par « lieu » j’entends à la fois le lieu matériel, les conditions matérielles qui sont autour, et aussi le lieu subjectif au sens des possibilités que nous donne subjectivement à explorer le monde dans lequel on vit selon la figure de domination installée, et ce qu’elle dit est que quand le lieu manque c’est la rancœur, l’amertume, la déformation morbide, la colère, aujourd’hui on dirait également l’indignation, qui l’emportent de façon désastreuse. Je cite : « Si on relit ces pages de Jane Eyre en prêtant attention à la brusquerie et à l’indignation qui s’y trouve, on voit qu’elle ne parviendra jamais à exprimer tout son génie. Elle écrit dans la rage plutôt que dans le calme. » (Citation inexacte ici ??) C’est un portrait absolument terrible, mais quand on lit ça, je trouve que ce qui est presque encore plus terrifiant est que, quand on le lit aujourd’hui, la vie des femmes n’est pas celle-là, en tout cas dans les situations que nous connaissons, mais que cette réalité est une réalité absolument massive d’aujourd’hui, et qui ne touche absolument pas les femmes spécifiquement, qui est une réalité en partage entre les hommes et les femmes aujourd’hui. Et même si c’est toujours la difficulté du point de la philosophie à prendre au sérieux la chose contingente comme celle que nomme Virginia Woolf, aujourd’hui, pour n’importe qui étant marqué par la vie pauvre, y compris les étudiants, en réalité on vit dans un monde où il n’y a pas de lieu où accueillir cela, où on puisse faire un travail de création tout simplement en paix, un lieu qui réunisse minimalement les conditions subjectives minimales de la pensée, de la création. Je dirais que c’est vrai pour le travail intellectuel, mais il n’est pas dit que ce ne soit pas le cas pour le travail manuel, pour tout travail de pensée aujourd’hui. Combien de gens aujourd’hui apprennent un métier et se trouvent dans la situation de ne pas pouvoir exercer ce métier ? L’expérience du travail devient très rapidement l’expérience de l’impossibilité de faire valoir un travail de pensée comme constitutif de son propre travail dans le monde. J’ai parfois l’impression que le monde actuel est pire que celui décrit par Woolf, car ce qu’elle nomme ce sont des destins qui ont existé, mais qu’elle nomme d’une certaine manière comme minoritaires.
A cela, à cette subjectivité blessée, entamée, par la rancœur et la colère souffrante, elle oppose la probité. « La conviction qu’il vous inspire que sa fiction est la vérité ». L’intérêt est que pour inspirer la conviction que la fiction est le lieu d’une vérité, encore faut-il ne pas inspirer l’idée que la fiction est le lieu d’un règlement de comptes personnel avec la vie ou avec le tort qui nous est personnellement fait. C’est ici une difficulté majeure de la pensée : le monde est organisé de telle manière que ce qui attaque la pensée n’est pas je ne sais quelle censure ou essentiellement des dispositifs étatiques ou législatifs, encore qu’il y en ait, mais c’est l’organisation de la destruction subjective, la guerre avec soi-même, par l’effondrement dans la pensée comme règlement de compte personnel, comme particularisée par la souffrance.
Pour se référer à des choses circulantes, l’intérêt de ça est qu’on est très loin d’un mot d’ordre comme « indignez-vous », qui apparaît comme l’expression d’une impuissance et non comme constitution d’une force, et encore moins nouvelle, injonction d’autant plus mortifère qu’elle conduit non pas à identifier l’absence de lieu mais à se replier dans les lieux existants. Du point de vue de l’indignation, de la rancœur, de la transformation de la subjectivité en colère incontrôlable, en réalité n’existe que ce qui existe. Or, ces lieux étant invivables et inhabitables, l’effet en est cette destruction subjective.
L’amertume est un état subjectif fondamental de notre temps auquel doit se confronter une théorie du sujet, dont une des tâches de la pensée philosophique et non des moindres est de parvenir à établir les conditions de la libération.
J’en viens au second texte de Woolf que j’ai intitulé « théorie de la sorcellerie ». (Voir documents annexes)
La sœur de Shakespeare, c’est une histoire que Virginia Woolf invente pour mettre en scène ce qu’aurait pu faire la sœur de Shakespeare si elle avait été à sa place et aussi douée que Shakespeare lui-même. Elle finit par mourir du fait d’être dans l’impossibilité d’écrire comme à pu le faire Shakespeare. Ce que je trouve intéressant, c’est que la thèse de la sorcière, démon, possédée par les esprits, cette figure de la subjectivité monstrueuse, de monstruosité, et l’idée que cette monstruosité est la conséquence de cette absence de lieu, de cette absence de condition. Je me dis que, décidément, après Lucrèce, c’est Virginia Woolf qui nous enjoint à scruter du côté des monstruosités, de ce qui apparaît comme des monstruosités, de scruter à partir de la question de ce qui a manqué pour que ce que ce qui est devenu monstrueux ou s’est donné dans l’apparence de la monstruosité ait pu se déployer comme invention de pensée universellement reconnaissable. Décidément, sans doute, une des tâches d’un travail philosophique qui se donne comme enjeu la notion d’histoire est de traverser ces monstruosités qui peuvent apparaître tout à la fois à des très grandes échelles (processus historiques de l’humanité) ou infimes (l’individualité singulière), mais la nécessité de les traverser pour rendre compte de la rationalité interne de déterminations rationnelles intrinsèques de cette manifestation en monstruosité de la subjectivité pensante, de l’invention de pensée elle-même, comme le signe que là s’est cherché et inventé quelque chose, là quelque chose de l’invention de pensée n’a pas pu aller jusqu’au bout, n’a pas pu accéder à sa puissance d’universalité.
VICTOR HUGO
Je voulais aussi, là aussi par une espèce de saut dans le vide, vous exposer quelques pages de Victor Hugo. On entre de manière plus immédiate dans l’investigation d’une idée de l’histoire, d’une philosophie de l’histoire, dans la mesure où Les misérables, et pas uniquement ce roman (c’est aussi le cas notamment de Guerre et Paix de Tolstoï), délivrent du point du roman, par les catégories de l’écriture romanesque, un certain nombre d’énoncés sur l’histoire qui vont s’appuyer sur l’existence et la détermination romanesque d’un lieu garantissant la vérité contemporaine à Victor Hugo de l’histoire et qui est la ville de Paris de son époque.
La première page est extraite du roman Histoire d’un crime, écrit par Victor Hugo après le coup d’Etat de Napoléon 3 en 1851, coup d’Etat dont Victor Hugo dit, autre part : « cette journée, presque inintelligible dans sa réussite, a prouvé que la politique a son obscénité ». Et cette page rend compte en réalité, contre Victor Hugo lui-même, de l’intelligibilité de la réussite du coup d’Etat par Napoléon 3 en 51. Un des lieux où se rend Hugo dans les jours qui suivent pour tenter d’organiser une résistance après le coup d’Etat est le faubourg Saint-Antoine où il connaît un ouvrier qui y habite et qui est une des rares rencontres nouées par Hugo avec un ouvrier. C’est une rencontre qui est décisive pour Hugo et pour son roman, une rencontre qu’il a faite au moment de la révolution de 1848, moment où Hugo en accord avec les intellectuels et hommes politiques républicains participe activement en juin 1848 au massacre des ouvriers parisiens, qui s’étaient levés, avaient élevés les barricades contre le gouvernement républicain, en particulier parce que le gouvernement refusait de secourir les insurgés polonais en train de se faire massacrer à l’Est. Autrement dit, c’est un moment où s’est manifestée une capacité politique, populaire et ouvrière à composante internationaliste, une capacité à se prononcer sur quelque chose qui a priori n’est pas dans l’intérêt immédiat des gens et qui nouait pour eux un enjeu politique et historique fondamental de condition de leur propre expérience politique, de la justesse de leur orientation politique dans un régime prescrit par une capacité politique ouvrière et populaire. C’est à ce moment que Hugo rencontre cet ouvrier, puisqu’après avoir lui-même ordonné aux troupes de détruire une barricade il va trouver quelques ouvriers et en ramène un chez lui, celui-là qu’il va retrouver au faubourg Saint-Antoine, dans la perspective d’une organisation entre intellectuels républicains et ouvriers parisiens contre Napoléon 3. La réponse que lui fait l’ouvrier nomme très précisément la raison pour laquelle cette rencontre ne peut pas à ce moment-là avoir lieu. C’est le massacre de 48 qui donne l’intelligibilité de l’organisation impossible contre Napoléon 3 en 51. Et cette impossibilité prouve aussi que la politique a son obscénité, mais qui est cette fois non tant du côté de Napoléon que du côté du massacre des ouvriers par les républicains. Mais ce qui m’intéresse est que dans cette idée d’obscénité ce qui est nommée est la notion d’une rupture entre le politique et l’histoire.
Le deuxième texte est un chapitre de justification douloureuse, dans le roman, des massacres de juin 1848 (voir documents annexes). Ici, le mystère du chapitre réside dans son titre lui-même. Charybde et Sylla. Pourquoi Hugo identifie-t-il les barricades aux monstres mythologiques de l’Odyssée d’Homère ?
Victor Hugo parle à propos de cette révolte ouvrière contre laquelle il s’est levé en 1848 d’ « une certaine quantité de droit même dans cette démence ». En réalité, cela renvoie au « noyau rationnel », même intrinsèquement limité, de la théorie hugolienne de l’histoire qu’on peut nommer de la manière suivante, comme lutte du droit contre le fait (et qui lutte depuis l’origine des sociétés pour lui). Par ailleurs, la conséquence de ça est que la révolution sera identifiée par lui comme le moment où le droit terrasse le fait par opposition à la révolte où le fait se révolte contre le droit. Le terrassement du fait par le droit, cela signifie que la révolution est le retour du factice au réel. C’est très intéressant car ça ouvre un champ d’investigation sur les notions de droit et de fait, sur leur articulation, leur dialectique immanente, comment il les fait travailler. L’idée du droit est l’idée que le principe qui gouverne l’histoire, la loi de l’histoire, au sens où la loi ici signifie commandement, gouvernement de l’histoire, ce principe est le progrès. Le droit est un nom du principe d’intelligibilité de l’histoire, et c’en est le nom parce que c’est ce qui donne au principe la thèse de sa nécessité immanente. Autrement dit, non seulement le principe travaille historiquement, mais il est le sens de l’histoire. Si le droit est le nom du principe, donc du sens de l’histoire, le fait est a contrario l’absence de droit. Ce n’est pas simplement que le fait serait du côté du mal. Le fait, ce n’est pas le mal, c’est le non-nécessaire, le contingent, la dimension empirique de l’histoire qui ne se lit pas complètement dans son principe d’intelligibilité. C’est la dimension empirique et contingente de l’histoire, non le mal en soi, mais un mal quand il ne contient pas assez de droit. Citation : le fait devient « difforme, immonde, monstrueux » sans droit ou sans assez de droit.
Thèse centrale : ce qui apparaît historiquement comme difforme, monstrueux, immonde, c’est en réalité ce qui est de l’ordre d’un fait sans droit, sans principe, d’un fait incompatible avec la séquence historique dans laquelle il existe conformément au principe d’intelligibilité de l’histoire, du progrès. Hugo formule ce qu’on pourrait appeler une loi de la facticité : le fait est singulier par essence. Seul le droit est invariant et donc nécessaire. Si le fait n’est pas fini, n’a pas sa finitude limitée par le droit, il enlaidit le monde et provoque des désastres.
Pour l’instant, les choses ont l’air assez simple. Le fait peut contenir plus ou moins de droit mais la dimension dialectique est très restreinte et neutralisée. Mais ce qui est très passionnant dans le texte qu’on a lu, c’est que la boussole du rapport s’affole, que la dialecticité du rapport entre droit et fait s’affole, jusqu’à une identification spéculative du droit et du fait, que Hugo ne formule pas en son propre nom mais fait tenir à saint Jérôme. Le fait de l’existence des gueux, de la populace, est la loi du monde. Et avant cela, il écrit : « une certaine quantité de droit, même dans cette démence ». Ce qui n’empêche pas le fait d’être monstrueux. Ce qui se passe à mon sens ici c’est que Hugo identifie une espèce de rupture entre l’histoire, on pourrait dire le droit historique et le fait politique, qui le force à complexifier, à ramifier sa politique centrale du droit et du fait : le force à dialectiser le rapport là où il ne s’agissait que de purifier cette séparation.
Il y a un fait politique (le massacre des ouvriers). Il y a un droit historique (le droit de la population pauvre ouvrière à faire la révolution). Mais ce fait politique des massacres, du fait contre le droit, est en réalité du côté du droit, puisqu’il est identifié comme un devoir, et d’un autre côté le droit historique apparaît comme un fait, c’est-à-dire comme une révolte. D’où l’hypothèse d’un droit, c’est-à-dire d’un devoir du fait politique des massacres contre le fait de la révolte populaire du fait historique de la capacité politique ouvrière. On comprend le : « un fait à part et presque impossible à classer dans la philosophie de l’histoire ». C’est presque complètement un fait, et identifiable seulement en exception du cours de l’histoire. Ce qui veut dire que c’est le droit lui-même qui apparaît en exception de ce dont il est le principe. Scission interne du droit : nom du principe qui gouverne l’histoire et exception factualisée. Une manifestation du droit qui ne correspond pas au principe dont il est lui-même le critère. Si on poursuit, on arrive à ce tableau clarifiant entre du côté de la barricade le hasard, le désordre, l’inconnu et, en face, l’assemblée constituante, la souveraineté, la république. La République face au hasard qui sort complètement de sa propre figure d’intelligibilité. D’où aussi l’idée du défi insensé mais héroïque : le droit qui ne cède pas son droit même quand il est dans son tort, mais insensé puisque le sens de l’histoire et du côté du droit qui est dans son droit. La dimension insensée est le caractère intrinsèquement irrationnel du hasard, de l’inconnu (avec toutes les figures étatiques de l’impensable et de l’irrationnel).
Quelles conséquences tirer de ça ?
La nécessité évidemment va être de se séparer de cette dialectique, puisqu’elle a permis de justifier le massacre des ouvriers au nom de la République. Mais qu’est-ce que ça veut dire exactement ici ? Qu’est-ce que ça prescrit à la pensée ?
La première chose c’est que si le fait de tenir le hasard et l’inconnu du côté de l’irrationnel et de l’impensable conduit politiquement à la décision du massacre, et notamment du massacre des ouvriers, d’une figure de peuple, de destruction d’une capacité politique extérieure à l’espace du régime républicain qui est celui des gens eux-mêmes, alors ce que ça prescrit à la pensée est de constituer ces catégories du hasard, du désordre et de l’inconnu, en concepts rationnels, et comme conditions d’un principe d’intelligibilité de l’histoire.
La deuxième chose est qu’il faudra abandonner la catégorie du droit. Ce que ça veut dire, c’est la nécessité de séparer l’ordre des principes de l’ordre du droit. Ca n’annule pas absolument la catégorie du droit (comme droit positif ou droit étatique), mais c’est comme un point de butée de toute la théorie du droit naturel (le droit comme principe d’intelligibilité de l’ordre des choses), historiquement confrontée à des circonstances où existe une capacité politique des gens eux-mêmes, conduit dans l’espace de l’Etat à la décision du massacre et de la destruction de cette figure politique indépendante. Séparer l’ordre du principe et l’ordre du droit est une tâche déjà entamée par certains, y compris dans la philosophie contemporaine, et prescrit à la pensée une déjudiciarisation de la philosophie elle-même : penser l’ordre des principes sans la reconduire dans l’ordre du droit. Qu’est-ce que la fusion de l’ordre des principes et de l’ordre du droit ? L’ajout à la thèse des principes la thèse de sa prédétermination, de sa préconstitution (le principe est principe non seulement en tant qu’il donne le sens de l’histoire, mais est principe car il correspond au sens de l’histoire, de façon à ce qu’on puisse ramener les choses au principe d’intelligibilité du point de vue de la nécessité historique, et non du point de vue de la contingence ou du hasard).
L’enjeu d’élaboration philosophique d’un concept d’histoire pour aujourd’hui se situe ici : la nécessité de déjudiciariser la question du principe et de soutenir la thèse d’une intelligibilité immanente de l’histoire qui ne soit pas de l’ordre du sens nécessaire de l’histoire, d’une causalité finale, d’une téléologie mais qui soit au contraire de l’ordre d’une rationalité du hasard et de l’inconnu, une rationalité de la contingence comme moyen de la connaissance du principe qui neutraliserait les conséquences désastreuses dont est irrémédiablement percluse toute l’histoire républicaine française de la dialectique du droit et du fait.
Un philosophe contemporain digne de ce nom ne saurait être de ce fait, en aucun cas, républicain.
On peut pour finir également remonter de l’identification des massacres à la constitution du lieu romanesque comme lieu de l’histoire : Paris comme existence d’une capacité ouvrière et populaire, qui avère au présent l’existence du principe historique déployé par Victor Hugo et ses contemporains. Il y a un intérêt immanent de cette caractérisation : comme la Divine comédie revue et corrigée par la Comédie humaine. A l’intérieur de Paris, l’identification d’un autre lieu, le faubourg Saint-Antoine, identifié comme le lieu de concentration de toute la puissance de progrès du siècle tout entier. L’identification de ce lieu particulier est lié à la contingence d’une rencontre particulière avec cet ouvrier, mais ce qui est intéressant et très étrange c’est qu’il y a une dialectique du droit et du fait où le droit est du côté du droit, mais en même temps il a besoin du hasard, du fait. Il ne peut pas l’inclure en rationalité. Ce qui est une faille du point de vue de la rationalité philosophique, mais qu’il travaille du point de vue du roman. Une intégration de la facticité, du hasard. Cette idée d’une rencontre entre détresse et intelligence est un dépliement de ce qui est pour Hugo une nécessité interne de la politique, et qui est la rencontre entre intellectuels et ouvriers. Et toute la tragédie de Victor Hugo lui-même est d’avoir vécu l’échec de cette rencontre : les massacres sont l’apothéose de cet échec après toute une séquence notamment dans les années 30 de tentatives. C’est ce qui va l’amener à identifier dans le faubourg Saint-Antoine les conditions nécessaires d’une rencontre, d’un travail commun.
Télécharger les documents annexes ici.
Télécharger le texte en pdf :