Ecrit philosophique de Julien Machillot

Septembre 2020

On trouvera également ce texte sous forme d’un cours de philosophie enregistré au théâtre de la Commune d’Aubervilliers le 3 novembre 2020 :

https://www.lacommune-aubervilliers.fr/mediatheque/#5219

Ce texte a été à l’origine d’un atelier de travail philosophique pour part collectif, toujours en cours, dont les différents travaux sont et seront publiés sur le site zérodièsephilosophie. J’ai choisi d’appeler cet atelier Archégalité, nouant la question centrale de l’égalité à celle de la notion de principe (archè) : comment penser et faire de l’égalité un vrai principe actif de notre temps, une égalité envisagée sous le signe générique de l’infini et non sous celui, oppressif et mortifère, de la finitude.

 

Conservatisme Dogmatique et Conservatisme Sceptique

Introduction générale :

            Dans le cadre du cadavre exquis sur l’avenir de l’Ecole des Actes organisé par nos amis de Sciences Po, j’ai proposé la mise en place d’un centre de rééducation pour jeunes en facilité. Présenter les choses ainsi était évidemment une provocation, mais je pense réellement que tous les jeunes qui ont fait un peu d’études – et je m’inclus au moins partiellement dedans – ont urgemment besoin d’une grande rééducation intellectuelle, parce que nous sommes très, très loin de disposer des outils intellectuels qui nous permettraient d’entrer collectivement, immédiatement et activement dans un processus de contestation en profondeur et de transformation de l’ordre des choses, en jouant notre vrai rôle d’intellectuels auprès de tous ceux qui n’ont pas eu le privilège d’avoir accès aux savoirs et au monde des idées en général.

Je veux donc proposer aujourd’hui un cadre de travail pour les temps à venir, destiné non pas seulement à la jeunesse intellectuelle, mais à tous ceux qui se sentent convoqués par certains éléments des idéologies consensuelles actuelles, de manière aussi à fixer dès le début la barre des exigences intellectuelles minimales qu’il nous est requis de tenir si nous voulons discuter sérieusement, si nous voulons travailler collectivement de manière féconde, sans retomber dans les formes déjà existantes et extrêmement pauvres que prennent les discussions actuelles autour des thèmes dont je vais vous parler, discussions d’opinion et débats publics qui, à mon sens, ne font qu’attester que la discussion est, dans l’état actuel des choses, impossible, parce qu’elle est entièrement embourbée dans la mare aux cochons des impératifs d’opinion.

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L’idéologie de la domination, de ceux qui ont le pouvoir réel dans le monde, pouvoir étatique ou non étatique, peu importe ici, est toujours ce que j’appellerai par commodité une idéologie conservatrice. Cela va de soi ! Les idées des dominants sont des idées qui ont pour objectif la conservation de leur pouvoir, et même, si possible, son renforcement illimité. L’enjeu des idées des gens qui détiennent le vrai pouvoir est de renforcer leur pouvoir, de l’étendre, de le monopoliser autant que possible, de l’approfondir, et tout ce qu’on voudra, tout cela sur la base de la conservation de l’ordre établi de leur domination. On ne saurait à ce titre mettre fin à tous les conservatismes qu’en mettant fin à la domination politique ! Le problème est qu’une fois qu’on a dit ça les choses se compliquent très vites. Pourquoi ? Parce qu’en vérité il y a conservatisme et conservatisme. Selon la situation ou l’époque, absolument rien ne nous assure qu’on ait affaire chaque fois au même type de conservatisme. L’identification de la fonction générale de tout conservatisme ne permet pas de déduire à soi seul l’identification des formes d’existence singulières du conservatisme. Tout le problème, pour ceux qui veulent travailler activement à la transformation de l’ordre des choses, est par conséquent de parvenir à identifier rigoureusement le type de conservatisme qui correspond à la situation singulière dans laquelle on vit, et de ne pas se tromper ! Se tromper sur ce point, c’est se tromper sur l’identification même de l’ennemi principal, c’est donc aller droit au désastre !

De quoi parle-t-on exactement quand on parle du conservatisme intrinsèque des gens qui ont le pouvoir, le vrai pouvoir ? En général, lorsque j’entends parler de « conservatisme », je m’aperçois qu’en réalité on parle d’une forme très précise de conservatisme, que j’appellerai le « conservatisme dogmatique ». Ce qui caractérise son « dogmatisme », c’est que son opérateur d’opinion central est l’opérateur modal de « nécessité ». La nécessité, prise dans sa détermination la plus élémentaire, c’est l’idée qu’une chose ne peut pas ne pas être, et qu’elle ne peut pas ne pas être telle qu’elle est. C’est donc l’idée qu’il est intrinsèquement nécessaire que le monde soit tel qu’il est ; qu’un autre monde n’est pas possible que celui qui existe parce qu’il ne peut pas ne pas être ce qu’il est. Au fond, l’énoncé central du conservatisme dogmatique moderne est : « le capitalisme est naturel ». Le « naturel », c’est l’expression de la nécessité. A partir de là, la critique de ce dogmatisme va largement se cristallier dans l’opposition de l’opérateur modal de la « contingence » à l’opérateur conservateur de la « nécessité ». On affirmera qu’un autre monde est possible et qu’il faut travailler à son émergence et sa construction ; que la thèse de la nécessité de ce qui existe parce que ça existe est sans fondement, irrationnelle, indémontrable. La « contingence » prise dans sa détermination la plus simple est l’opposé modal de la « nécessité » et s’entend comme « ce qui peut être autre qu’il n’est ». L’idée de la contingence fondamentale du monde tel qu’il est, c’est l’idée qu’un autre monde est possible. S’il y a un siècle qui se caractérise à mon avis par un tel développement de la critique radicale du conservatisme dogmatique, cela a été le 18ème siècle, le siècle des Lumières. On voit ça très bien à l’œuvre dans l’ouvrage Du Contrat Social de Rousseau par exemple, mais certainement dans bien d’autres œuvres considérables. Critique radicale qui a très largement travaillée à l’émergence effective d’un autre monde, entièrement nouveau, et dont la Révolution française a été l’événement inaugural. Ceci étant dit, il faut remarquer immédiatement une chose je crois, c’est que la logique première du conservatisme dogmatique va être nécessairement une logique de nature répressive, même si elle ne s’y résume pas entièrement. Pourquoi ? Parce que s’il s’agit d’imposer à tous l’idée que le monde est nécessairement ce qu’il doit être, alors cela signifie que l’idéologie dominante se définie non pas seulement comme étant l’idéologie au service de la domination, mais comme l’idéologie des dominants eux-mêmes. Il s’agit pour les dirigeants d’imposer à tous, par la surveillance et la force si nécessaire, leur conviction de la nécessité du capitalisme ou de l’ordre établi en général. Les gens, intellectuels ou non, ne peuvent pas exposer ouvertement des idées radicalement différentes de celles des dominants sans avoir d’une manière ou d’une autre à en payer le prix en termes de surveillance, de censure, de délation, de poursuites, d’arrestations, de jugements et d’enfermement… voire de mise à mort. L’opérateur dogmatique de nécessité fonde le conservatisme sur le primat de la répression, de la force. D’où le fait par exemple que le thème de la liberté d’expression pouvait bien être dans le siècle des Lumières un thème anticonservateur, alors que c’est devenu dans nos vieilles démocraties parlementaires pourries jusqu’à la moelle l’un des plus vicieux et le plus central des thèmes conservateurs.

On a donc : conservatisme dogmatique = opérateur modal de nécessité = primat de la force = l’idéologie dominante est l’idéologie des dominants eux-mêmes.

Cela reste aujourd’hui la principale représentation courante de l’idée de conservatisme. Je ne soutiendrai évidemment pas que ce type de conservatisme a aujourd’hui disparu de la surface de la terre, loin de là, il reste le conservatisme dominant de fractions entières de dirigeants de la planète, et pas nécessairement des moindres. D’une certaine manière, il paraît évident que c’est le conservatisme dogmatique qui domine aujourd’hui encore chez les autorités chinoises, avec peut-être en arrière fond la refonte dans leur doctrine du capitalisme du vieux marxisme vulgaire de la nécessité historique… Mais force est de constater que ce n’est pas, mais alors absolument pas, le conservatisme auquel on a affaire ici en France, ni d’ailleurs dans l’ensemble des pays riches alliés dans le giron de l’hégémonie capitaliste américaine en passe d’être dépassée, notamment par le géant chinois, nous faisant ainsi entrer depuis peu dans la perspective d’une possible voire probable nouvelle guerre mondiale.

Alors à quel type de conservatisme a-t-on exactement affaire ici, dont l’identification rigoureuse se donne comme une condition sine qua non pour espérer pouvoir travailler à une transformation réelle de l’ordre des choses et éviter, peut-être, la prochaine guerre en quelque sorte fratricide des principales puissances capitalistes, anciennes et montantes ?

Le point immédiatement le plus frappant est le fait que ce conservatisme repose non plus – temporairement ? – sur le primat de la force répressive mais sur le primat du consensus, c’est-à-dire du ralliement des populations à l’ordre établi par les moyens de la cristallisation de consensus d’opinion, donc par le développement d’idéologies consensuellement et donc « librement » admises. C’est la raison pour laquelle la catégorie aujourd’hui la plus incontestablement consensuelle, le signifiant-maître de l’idéologie dominante dans les démocraties parlementaires n’est autre que… le mot « démocratie » lui-même ! Ceci dans la mesure où « démocratie » est le mot qui porte en lui le consensus conservateur portant directement sur le primat du consensus majoritaire. C’est là un point très singulier : le primat du consensus a en quelque sorte besoin de se fonder sur le consensus du consensus, pour ne pas lui-même être imposé par la force, et cette autofondation conservatrice consensuelle trouve sa garantie dans le mot « démocratie », dont le réel historique est la promotion politique des classes moyennes comme garantes de la stabilité politique interne d’un pays. Peu importe par ailleurs que le conservatisme sceptique – puisque c’est ainsi que je l’appellerai – ait été historiquement réellement fondé consensuellement ou par la force, c’est le mythe qui importe, c’est le mythe du consensus du consensus qui est opérant dans le consensuel lui-même. Les classes moyennes sont le Sujet réel sur lequel repose ce consensus du consensus, qu’on peut aussi appeler « consensus fondamental ». Ce conservatisme consensuel et non plus strictement répressif auquel on a affaire, je l’appellerai donc un « conservatisme de type sceptique » (on pourrait dire aussi « critique »). Pourquoi ? L’opérateur central du conservatisme sceptique n’est plus comme pour le conservatisme dogmatique l’opérateur modal de « nécessité » mais l’opérateur modal opposé de la « contingence ». Là où la contingence ouvre à l’exercice d’une liberté intellectuelle salutaire face au dogmatisme, elle se révèle impuissante à faire face au conservatisme sceptique parce qu’elle en est précisément l’opérateur d’opinion constitutif. Face au conservatisme sceptique qui domine actuellement, continuer à affirmer, fût-ce avec force conviction, qu’un autre monde est possible que le monde capitaliste n’est à soi seul qu’un coup d’épée dans l’eau, car c’est bien l’idée du conservateur sceptique lui-même ! C’est ce qui a fait l’extrême limite du courant altermondialiste de la fin des années 90, qui avait précisément cet énoncé comme mot d’ordre principal. C’est aussi la raison pour laquelle est proprement insupportable toute cette rhétorique des cultural studies, gender studies et autres caricatures académiques actuelles propres à la doxa universitaire de gauche, car tout cela consiste à nous bassiner sans fin sur le thème : « la différence des sexes est une con-stru-ction-his-to-rique-con-tin-gente et blablabla, blablabla, blablabla », alors que la contingence est précisément devenue l’opérateur fondamental du conservatisme contemporain !!!

Le conservateur sceptique continue lui-aussi à faire la promotion de l’existant, non plus cependant au nom de sa nécessité, mais au nom de la contingence même de l’existence. Fondamentalement, son idée n’est pas que le monde actuel est le meilleur des mondes parce qu’il ne peut pas ne pas l’être mais que le monde tel qu’il est, est le moins pire des mondes possibles. On voit bien ici le caractère sceptique d’un tel conservatisme : il consiste non plus à imposer l’apologie directe de l’existant, mais à façonner un consensus de défiance envers l’inexistant, de manière à rallier à l’existant par défaut. L’inexistant a le tort de ne pas exister pour prouver qu’il serait meilleur que l’existant ; le tort de ce qui n’existe pas, c’est de ne pas exister pour prouver qu’il est meilleur que ce qui existe ; dès lors, qu’est-ce qui nous assure que l’autre possibilité d’existence collective soit réellement meilleure que la possibilité déjà-existante ? Le conservatisme sceptique consiste ainsi à faire la promotion de l’existant au nom du moindre mal. Et ce qui a rendu massivement possible le déploiement du conservatisme sceptique dans nos contrées ces dernières décennies, c’est la victoire du capitalisme à la fin du siècle après quelques décennies de concurrence avec l’autre voie qu’a historiquement incarné l’ensemble des Etats socialistes. Tout le bilan réactionnaire qui est fait de l’histoire de ces Etats est uniquement orienté par la tentative de démontrer que vouloir autre chose que le capitalisme, c’est possible, mais en tant que cela conduit nécessairement au pire.

Le conservatisme dogmatique était fondé sur une déduction infondée : on déduit la nécessité de l’ordre établi du principe métaphysique de raison affirmant que les choses sont nécessairement ce qu’elles sont. Déduction infondée, car ne pouvant en vérité n’être l’objet d’aucune démonstration définitive. Le conservatisme sceptique quant à lui est fondé non plus sur une déduction, mais une induction, tout aussi infondée : de l’existence du désastre qu’a été l’autre voie des Etats socialistes, on induit la loi générale selon laquelle toute tentative de construire un autre monde est nécessairement vouée au désastre, et qu’elle sera d’autant plus désastreuse qu’elle a voulu, aussi sincèrement qu’on le voudra, construire un monde radicalement meilleur. C’est donc une sorte de nécessité par défaut, une nécessité qui n’est plus strictement le contraire de la contingence. Or cette induction, outre qu’une induction est de toute façon toujours plus difficile à fonder qu’une déduction, cette induction est parfaitement indémontrable. Elle ne repose que sur une occurrence historique extrêmement limitée. Ceci étant dit, le point auquel tout cela nous conduit, c’est que le conservatisme sceptique, étant fondé sur le primat du consensus et sur la neutralisation de l’opposition modale nécessité/contingence, est tel que l’idéologie dominante, si elle reste bien l’idéologie au service de la domination, cesse d’être nécessairement l’idéologie des dominants eux-mêmes. Peu importe pour les dirigeants du monde que vous partagiez leurs idées ou non, peu importe que vous les critiquiez vertement à longueur de journée sur votre page Facebook, dans le moindre de vos tweets ou dans toutes vos conversations familiales ou entre amis. La seule chose qui importe, c’est que quelques soient vos idées, vos opinions, vos représentations de la politique (et vous pouvez bien dire que tous les politiciens sont pourris et corrompus si ça vous chante), il faut qu’elles intègrent en elles une dose de scepticisme suffisant concernant les possibles inexistants pour vous tenir rallié à l’ordre des choses en tant que c’est ce qui existe et n’a pas d’autre prétention que d’être ce qui existe.

On peut toujours dire que les dirigeants de ce monde se foutent du destin de la planète comme de leur dernière chemise ; que l’égalité des hommes et des femmes est bien le cadet de leurs soucis : cela ne change rien au fait que ce qui leur importe est que l’écologisme et le féminisme cristallisent des formes de consensus qui soient des formes de ralliement à l’ordre établi, fût-ce dans le registre de sa critique apparemment « radicale ». C’est en ce sens qu’il faut comprendre que l’idéologie dominante du conservatisme sceptique n’est pas (nécessairement) l’idéologie des dominants eux-mêmes. Et c’est pourquoi accepter de s’incorporer à ces consensus, ne pas travailler activement à dégager ce que ces consensus portent en eux comme leur fondement d’opérateurs de ralliement consensuel au conservatisme sceptique, c’est être soi-même un conservateur sceptique et se faire le porte-voix actif de la domination, quoiqu’on en veuille.

Bien sûr, une objection facile serait de dire : « mais non, l’écologie et le féminisme actuels ne sont absolument pas assimilables à des formes de conservatisme, c’est absurde, puisque ce que veulent ces idéologies, c’est précisément le changement et non pas la continuation catastrophique de l’ordre des choses ! ». Mais c’est précisément là que joue à plein l’opérateur de contingence du conservatisme sceptique ! Ce qui faisait la limite du conservatisme dogmatique, c’était que même s’il avait en réalité besoin d’opérer sans cesse tout un tas de changements afin que le système de la domination continue à adhérer au réel, il ne pouvait pas le proclamer ouvertement, puisque l’idée de changement était contradictoire avec celle de la nécessité de ce qui est comme c’est. Il y avait donc une part d’adaptation cachée voire déniée au cours des choses. En revanche, le conservatisme sceptique n’est quant à lui plus du tout confronté à un tel problème ! Il peut ouvertement jouer de la contingence, de l’idée qu’autre chose est possible du moment que cela reste dans les modalités de l’existant lui-même. D’où le fait de proclamer chaque jour la nécessité d’une nouvelle réforme. Autrement dit, le conservatisme sceptique ne consiste pas à affirmer que rien ne doit changer, mais à faire en sorte que tout bouge, afin que rien ne change (voir Le Guépard de Visconti).

Autrement dit, ce qu’il faut comprendre, c’est que le conservatisme sceptique est celui qui cesse d’être conservatisme des traditions. Il opère une décorrélation des notions de conservatisme et de tradition, qui restent beaucoup trop corrélés dans l’opinion. Peut-être cela signifie-t-il qu’il faudrait abandonner le terme même de « conservatisme » et lui en substituer un autre plus adéquat. Mais en même temps, le conservatisme sceptique a bien pour enjeu la conservation, au sens strict, de la puissance des puissants du jour et, à travers eux, des bases de la vie collective (la propriété privée, la division sociale du travail, etc. etc.). Le conservatisme sceptique est le conservatisme moderne des eaux glacées du capital. Pour comprendre le conservatisme sceptique, il faut donc s’enfoncer dans le paradoxe d’un conservatisme qui ne soit conservatisme d’aucune tradition particulière, qui soit un conservatisme critique des traditions elles-mêmes, se présentant comme un conservatisme démocratique et moderne contre tous les conservatismes dogmatiques des dictatures politiques et de la dictature des traditions.

Les traditions sont les institutions par lesquelles l’ancien conservatisme dogmatique se fonde sur le primat de la force répressive, puisque toute tradition est précisément le lieu du partage de la même idéologie entre dominants et dominés. Le primat de la répression existe là où la tradition est la principale figure de ralliement consensuel à l’ordre établi, puisque, par définition, la tradition exige que l’idéologie de la domination soit l’idéologie des dominants eux-mêmes. La critique des traditions est donc ce par quoi passe le découplement possible entre idéologie dominante (idéologie au service de la domination) et idéologie des dominants.

On a donc : conservatisme sceptique ou critique ; opérateur modal de la contingence ; primat du consensus ; l’idéologie dominante n’est pas (nécessairement) l’idéologie des dominants.

Point d’histoire des idées : bien que ce soit aujourd’hui que le conservatisme sceptique soit devenu dominant, dans nos contrées du moins, il n’est pas complètement nouveau et a derrière lui toute une tradition intellectuelle. Il a émergé à mon sens à l’aurore de la modernité politique, à savoir au 16ème siècle, dans les Essais de Montaigne, en particulier le fameux chapitre XII du Livre 2 intitulé « Apologie de Raymond Sebond », chapitre fondateur, bien que pour les besoins alors conjoncturels de la Contre-réforme catholique, du scepticisme moderne. Au fond, quel était alors le propos de Montaigne ? Il était en vérité entièrement semblable, dans sa matrice conservatrice sceptique, au propos bien connu de Churchill « la démocratie est le pire des régimes à l’exception de tous les autres ». Ce qu’explique Montaigne page après page dans ce chapitre peut se résumer ainsi : « le christianisme catholique tel que fondé sur l’autorité de l’Eglise est la pire des religions, oui, la pire… à l’exception du protestantisme et de ses « nouvelletés » » ! L’invention du scepticisme moderne a été l’invention d’un conservatisme sceptique ayant pour enjeu de prendre le relais du vieux conservatisme catholique dogmatique qui s’effondrait face à la critique protestante, et qui avait au départ pour enjeu le maintien des traditions religieuses, non plus au nom de leur nécessité intrinsèque, mais de leur nécessité devenue extrinsèque, c’est-à-dire fondée sur la contingence irréductible, mais d’autant plus sacralisée, de leur origine et existence. C’est, par exemple, la thèse de Montaigne sur « le fondement mystique de la loi ». Pourquoi « Mystique » ? Parce que la pure contingence de la loi du point de la raison humaine renvoie à sa nécessité, incompréhensible pour l’homme, du point de la raison divine. Mystique = irrationnelle, parce que sa nécessité supposée est parfaitement indémontrable et assumée comme telle, parce que ne pouvant relever que d’une argumentation indirecte, détournée, oblique, en un mot d’une argumentation de type sceptique. Le fondement mystique de la loi est ce par quoi tout un chacun doit obéir aveuglément à la loi, non parce qu’il y a une bonne raison interne à la loi de le faire, non parce que cette loi est juste et d’une justice interne démontrable, mais précisément parce que la loi n’a aucun sens pour la raison humaine et qu’aucun être humain n’a le droit de demander à la loi ses raisons.

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Introduction deuxième partie :

Une fois identifiée la figure générale de conservatisme à laquelle on a affaire ici, en France et dans un certain nombre d’autres pays, notamment européens, reste à montrer comment exactement fonctionne actuellement le ralliement consensuel massif à ce conservatisme sceptique. Je voudrais pour cela donner, de manière sans doute trop schématique, le cadre général de ce que j’appellerai « l’air du temps ». Car toute soumission idéologique au conservatisme contemporain passe par le fait de ne jamais vouloir trop s’éloigner de ce qui apparaît dans l’opinion comme participant de l’air du temps. Ce cadre général que je veux vous proposer va être très large, car ce que je voudrais, c’est vous faire saisir la logique interne générale de tout cela. Non pas simplement énumérer les courants d’opinion qui participent au conservatisme sceptique, mais montrer quel est le cœur articulé de leur participation commune au conservatisme. Ma principale proposition va donc être d’envisager tout cela dans le cadre de ce que j’appellerai la Différence anthropologique. La « Différence anthropologique », cela signifie la nécessité de continuer à penser la différence de l’humain avec ce qui n’est pas humain, alors que les idéologies consensuelles actuelles cherchent plus ou moins à nier ou effacer toute différence entre l’humain et le non humain, au nom du fait qu’il n’y a pas de supériorité légitime de l’homme sur la nature. Avec cette négation de la différence anthropologique ou cet effacement de toute altérité réelle de l’humain et du non humain, ou même de toute figure d’altérité réelle interne à l’humanité, on touche à ce qui me semble être le noyau idéologique du consensus démocratique circulant, noyau idéologique qui se cristallise dans l’équation : différence = domination. Ainsi, postuler qu’il y a une différence entre l’homme et l’animal, que l’homme n’est pas un animal comme les autres, cela reviendrait à croire en la supériorité de l’homme sur l’animal. Ou encore, penser qu’il y a une différence entre hommes et femmes, une différence des sexes, ne serait que le fonds de commerce de la domination masculine. Cette équation-là, qui revient à prétendre penser l’égalité sous la condition de l’identité et non de la différence, c’est peut-être le plus grand et le plus fondamental des sophismes mortifères de notre temps. On touche ici à l’espace ontologique commun aux idéologies consensuelles, « espace ontologique », c’est-à-dire conception commune de l’être, sur lequel je reviendrai une autre fois.

Cette différence anthropologique se décline en trois problèmes :

  • Le problème de la différence sexuelle ; différence entre homme et femme ;
  • Le problème de l’antagonisme politique ; différence entre voie capitaliste et voie communiste ;
  • Le problème de la différence anthropologique « à proprement parler », c’est-à-dire de la différence homme/animal d’un côté et homme/dieu de l’autre, ou encore entre homme/nature d’un côté et homme/machine de l’autre.

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Je l’affirme brutalement : combattre l’air du temps, c’est d’abord aller à l’encontre de la revendication implicite mais générale (notamment des trentenaires actuels) de vivre dans un monde de bisounours, où la politesse serait le fin mot de toute forme d’interlocution. Ce comportement général renvoie à quelque chose de tout à fait fondamental : j’appellerai « humaniste » le caractère consensuel du conservatisme sceptique contemporain. Or l’humanisme ‘spontané’ du consensus démocratique repose sur la triple négation de la Différence anthropologique : différences sexuelle, politique et anthropologique à proprement parler.

Le point crucial est que cette triple négation prend la forme de la négation générale de toute figure de violence intrinsèque du réel. Triple négation prenant grosso modo la forme de trois courants principaux : le féminisme bourgeois, l’historicisme démocratique voire racialiste et post-colonial et (non pas l’écologie en tant que telle mais) l’écologisme. Ces trois courants sont en quelque sorte les trois fers au feu du démocratisme idéologique propre au conservatisme sceptique.

D’où le programme de travail suivant :

Contre le féminisme issu des cultural studies et la catégorie des « genres » : affirmer qu’existe une violence intrinsèque de la sexualité et déterminer le point de résistance à la dissolution de la différence sexuelle.

Contre l’historicisme démocratique et racialiste, avec ce qu’il véhicule de catégories identitaires voire de « race », de « racisé », etc. : affirmer l’existence de la violence intrinsèque de la politique dans sa figure « démocratique » ou « parlementaire » sous le règne du capitalisme, qui ne se réduit donc aucunement ni à un excès ‘raciste’ dans une configuration politique qui serait quant à elle fondamentalement bonne ou simplement neutre, ni à une structure « raciste » historiquement invariante surplombant le réel de la politique contemporaine.

Contre l’écologisme et les catégories de la culpabilité telles que « anthropocène », etc. : Réaffirmer l’existence de la violence intrinsèque de la nature, qui n’a strictement rien à voir avec je ne sais quelle « Mère Nature » ou « Gaïa »… Il convient de distinguer ici entre écologie et écologisme : l’écologie, prise au sens strict, ce n’est pas une idéologie, c’est une science, plus précisément un ensemble de domaines de recherche auxquels co-participent plusieurs disciplines scientifiques. Mais un espace scientifique pluridisciplinaire dans lequel s’entremêlent tout un tas de fausses sciences dans la mesure où elle est recouverte par des idéologies telles que la collapsologie (théorie de l’effondrement, de la fin du monde), qui n’ont plus rien à voir avec la science, et que je réunirai donc sous le nom « d’écologisme ».

« Violences sexuelles et sexistes », « violences policières » et « Violence de l’Homme sur la Nature » sont les trois figures actuelles du déni de la violence intrinsèque du réel ; du réel de la différence des sexes ; du réel de la politique démocratique ; du réel de la différence anthropologique à proprement parler. Déni effectué par la moralisation et la criminalisation des figures consensuellement établies de violences, des formes de violence non pas inexistantes ou sans importances évidemment, mais extrinsèques, c’est-à-dire qui ne peuvent pas être sérieusement traitées uniquement à partir d’elles-mêmes, et ceci par ailleurs quelle que soit la gravité des faits ainsi qualifiés. L’identification de ce qui relève de la « violence » est à partir de là entièrement balisée, réservée à des domaines restreints bien identifiables, permettant le recouvrement de figures de violence à la fois bien plus larges et bien plus fondamentales. Par exemple, il sera à partir de là hors de question de qualifier la destruction systématique actuelle de formes collectives de vie populaire dans les foyers ouvriers ou tout autres types de logement sous le nom de « violence », dans la mesure où un protocole institutionnel de pseudo-interlocution avec les habitants est désormais systématiquement mis en place. On voit ici comment fonctionne la dimension « consensuelle » du conservatisme sceptique : à partir du moment où existe un vague protocole institutionnel, si bureaucratique et vide de contenu soit-il, de formation de consensus avec ce qu’il est convenu d’appeler les « gens concernés », alors peu importe que le consensus existe réellement ou pas, c’est la fiction démocratique du consensus qui permet de fonder le consensus réel et souvent extrêmement violent du faux consensus de ceux qui perdront dans cette affaire le peu de choses qui permettait à leur existence de ce pas s’effondrer dans le chaos !

On a en réalité affaire à trois formes de réductionnisme politique toutes aussi graves les unes que les autres :

Réduction démocratique voire racialiste de la Politique à la question de la Police : L’historicisme démocratique voit dans les violences policières un excès sur la bonne norme parlementaire, tandis que l’historicisme racialiste parle de structure raciste de la démocratie, mais dans les deux cas la question de la politique ou de l’Etat est réduite à celle des violences policières. Cela concerne aussi bien les gilets jaunes – versant du démocratisme identitaire : le peuple est le « peuple français » couronné de drapeaux bleu-blanc-rouge – que le mouvement des Black Lives Matter – versant racialiste du démocratisme dont toute l’orientation est désormais la participation aux prochaines élections présidentielles américaines afin d’élire Biden contre Trump, élection par défaut typique du conformisme sceptique propre au conservatisme contemporain.

Réduction féministe de l’Amour à la question du Sexe : la question amoureuse est réduite à celle des violences sexuelles.

Réduction écologiste de l’Humanité à la question du Productivisme ou du Sujet productiviste : la question de l’humanité est réduite à la pseudo-critique culpabilisante d’un supposé sujet moderne occidental.

  • Dans ces trois opérations idéologiques, on a affaire au réductionnisme humaniste de la violence intrinsèque du réel à des figures empiriques de violences extrinsèques.

On a donc une triple occurrence de la violence intrinsèque du réel :

1/ la violence intrinsèque de la sexualité relevant de la différence des sexes ;

2/ la violence intrinsèque de la nature relevant de la différence anthropologique ;

3/ la violence intrinsèque de la « démocratie » relevant de la contradiction politique. L’idéologie consensuelle est sur ce dernier point dans le déni total de l’existence de figures d’adversité politique absolument radicales et irréductibles en regard d’orientations politiques d’ensemble. Il existe deux hypothèses politiques générales possibles : l’intérêt privé ou l’intérêt général, l’égoïsme ou l’égalité.

On a ici affaire à une capitulation humaniste de la pensée devant un élément laissé à l’irrationalisme : la violence intrinsèque du réel est entièrement laissée aux moralismes, mais aussi aux irrationalismes de tout bord : théories du complot et autres fariboles.

Face à cela, il nous faut penser au croisement de l’égalité et de la différence, du Même et de l’Autre, c’est cela qui est en jeu pour nous si nous voulons nous soustraire aux idéologies consensuelles conservatrices de notre temps :

Contre le féminisme bourgeois, il nous faut penser l’égalité des hommes et des femmes dans l’élément de la différence des sexes.

Contre l’historicisme démocratico-racialiste, il nous faut penser l’égalité de tous les êtres humains dans l’élément de l’opposition politique antagonique entre l’existence d’amis et l’existence d’ennemis irréductibles en regard des deux orientations politiques envisageables, et certainement pas en regard d’oppositions identitaires.

Contre l’écologisme, il nous faut penser l’égalité cosmologique de tout ce qui existe dans l’univers, sans privilège particulier de l’humanité ou même de la planète terre, dans l’élément de la différence anthropologique.

Ce qui signifie bien, dans les trois cas, rompre de manière définitive avec le sophisme que cristallise l’équation : différence = domination.

Les conséquences de l’arrachement à l’air mortifère du temps sont donc, vous le voyez, très sévères. Celui qui veut réellement faire autre chose de sa vie que suivre le courant comme chien crevé au fil de l’eau, fusse un chien aboyant platement dans l’eau bourbeuse de la mare aux cochons des impératifs d’opinion du moment, doit en payer le prix. On peut résumer cette exigence de la manière suivante :

Il faut séparer la question du destin de la planète terre de l’espace idéologique de l’écologisme si on veut avoir une chance de traiter les problèmes qui s’imposent scientifiquement à nous de façon sérieuse et rigoureuse (comme le réchauffement climatique et la dévastation prédatrice de la terre).

Il faut séparer la question de l’égalité hommes – femmes de l’espace idéologique du féminisme bourgeois et de son unilatéralisme idéologique terrorisant.

Il faut séparer la question de l’égalité des êtres humains en général ainsi que des noirs et des blancs en particulier de l’espace idéologique de l’historicisme démocratique ainsi que racialiste et post-colonial qui ne fait que perpétrer les pires catégories politiques de l’histoire et qui ne conduit qu’à un anti-universalisme post-colonial dont l’espace politique est en définitive ou bien consensuellement démocratique, ou bien purement criminel, ou bien un peu des deux à la fois. Je me bornerai à indiquer ici, pour bien prendre la mesure de la gravité du racialisme montant, qu’un des grands best-sellers actuels aux Etats-Unis de ceux qui s’appellent « l’Amérique Woke », c’est-à-dire « l’Amérique Réveillée », est un livre qui s’intitule « Fragilité blanche », dans lequel l’auteur, Robin DiAngelo, selon laquelle « l’identité blanche est intrinsèquement raciste », ce qui signifie ramener tous les blancs à une identité blanche, et par là à une culpabilité raciste intrinsèque que toute personne blanche doit reconnaître au plus profond d’elle-même et jusque dans ses moindres faits et gestes s’il veut se « sauver ». C’est en quelque sorte le fascisme racialiste post-colonial contre le fascisme suprématiste blanc représenté par Trump. D’une manière générale, si on souscrit à l’idée que seul un noir peut comprendre ce que vit un noir, que seule une victime peut comprendre la souffrance d’une victime, comme on ne cesse de l’entendre de tous côtés aujourd’hui, alors il n’y a effectivement plus aucun espace commun politiquement constituable, et chacun est renvoyé aux intérêts identitaires de son groupe d’appartenance. Cela ne peut conduire, je le répète, qu’à des politiques de nature criminelle.

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J’ai dit que les idéologies consensuelles actuelles ont en commun une ontologie fondée sur la négation de la violence structurelle du réel. J’ajoute qu’elles se heurtent de cette manière à cette violence comme à un élément purement irrationnel alimentant leur moralisme, voire certaines tendances au mysticisme.

A cela j’oppose la thèse de la rationalité pensable de cette violence. Le réel dont il est question à travers sa violence ne doit pas être envisagé comme un réel présymbolique, comme une résurgence de la nature comprise dans son antériorité à l’émergence de la culture ou de la structure symbolique des formes d’organisation de la vie humaine. Si tel était le cas, on aurait effectivement de fortes chances de rester coincé dans les rets de l’irrationalisme, c’est-à-dire dans la thèse d’une violence naturelle transcendante, énigmatique et mystérieuse, excédant les ressources de la pensée humaine. En réalité, la seule occurrence de la violence intrinsèque du réel pouvant ici relever d’une figure rationnelle (et relevant de la science) quoique présymbolique du réel, est celle qui concerne la différence anthropologique « à proprement parler », c’est-à-dire la violence structurelle de la nature telle que déniée par le consensus écologiste. Lorsque de nombreuses belles âmes moralisantes et pétries de collapsologie des classes moyennes parlent de « retour à la nature », il est clair que ces gens n’ont strictement aucune idée de ce qu’est la vie naturelle, radicalement extérieure à la protection organisée de la vie collective, et qu’ils n’ont de la supposée nature que l’expérience de leur petite propriété privée rurale et des randonnées sportives ou familiales. Bref, ils confondent totalement la nature dans ce qu’elle a de réellement « sauvage » (au sens d’extérieure à toute intervention humaine directe, immédiate) et la nature relativement et même la plupart du temps fortement domestiquée.

En même temps, j’ajoute maintenant quelque chose que j’ai délibérément omis jusque-là, à savoir qu’il existe bien une forme de violence intrinsèque de l’homme dans son rapport à la nature. Cette violence est en quelque sorte ce qui fait le pont entre violence naturelle présymbolique et violence anthropologique postsymbolique. Pour le résumer en un mot : l’homme est un prédateur ; la relation de l’humanité à la nature est constitutivement prédatrice. Or cette détermination est naturelle et non naturelle de manière indécidable : l’homme est à la fois naturellement prédateur au sens où il est un prédateur parmi d’autres animaux prédateurs, il est donc prédateur en tant qu’animal et l’homme est aussi culturellement prédateur au sens où la prédation est un élément constitutif du développement historique de l’humanité au long cours, non seulement dans le capitalisme mais dans le néolithique en général. Il faut donc parler de violence intrinsèque de l’humanité mais, contrairement à ce que fait l’écologisme, la prédation intrinsèque à la fois présymbolique et postsymbolique ne peut pas et ne doit pas être envisagé comme un mal, comme un mal intrinsèque, comme un péché originel. Moraliser la violence intrinsèque du réel, c’est toujours mauvais, et c’est même à mon avis le terreau de tous les fascismes, de toutes les orientations politiques qui finissent tôt ou tard par se transformer en violence fasciste pure et simple. Alors évidemment, quand cette prédation en vient au point où elle s’avère purement dévastatrice, au point où ce sont les conditions mêmes de la vie sur terre qui commencent à être ébranlées par la prédation humaine, c’est un sérieux problème, et y remédier devient un enjeu politique tout à fait fondamental. Mais on ne pourra en aucun cas surmonter sérieusement cette difficulté si on cède aux sirènes moralisantes de la culpabilisation de la prédation intrinsèque de l’humanité rebaptisée « productivisme du sujet moderne occidental » afin d’en faire justement une forme de violence extrinsèque d’autant plus culpabilisante qu’elle est mieux étroitement balisée. On ne peut s’attaquer sérieusement à ce grave problème si on le fait dans l’horizon d’un monde de bisounours où l’humanité, ayant enfin acceptée la finitude de sa condition, se serait enfin débarrassée de ses prétentions prédatrices à l’infini. Parce que au-delà de la seule question de la prédation, ce qui est en jeu, c’est le point suivant : la violence intrinsèque du réel anthropologique, la violence intrinsèque de la vie humaine, est la conséquence de ce que le désir humain est constitutivement un désir d’infini et non un désir fini réductible à la figure de ses besoins. Et si ce désir d’infini conduit parfois au pire, il ne faut jamais oublier qu’il est aussi ce qui conduit au meilleur. Le désir d’infini, quelques soient les formes de violence intrinsèque du réel qu’il véhicule, ne peut et ne doit jamais être envisagé comme un mal. Au vrai, il n’est ni bien ni mal mais en-deçà du bien et du mal. Il en résulte que la prédation humaine prise en elle-même n’est ni un bien ni un mal, mais est en-deçà du bien et du mal. En ce sens, la réduction humaniste des figures de violence intrinsèque à des figures empiriques de violence extrinsèque relève dans tous les cas d’une idéologie de la finitude. Le conservatisme sceptique contemporain est une idéologie humaniste de la finitude.

S’agissant de la violence intrinsèque de la sexualité ou de l’Etat, il est clair qu’on ne saurait avoir recours à un réel présymbolique. Penser rationnellement les figures de violence intrinsèque du réel revient à identifier comment elles se rapportent au symbolique comme à leur principe d’intelligibilité. La négation de cette violence par les idéologies consensuelles du conservatisme sceptique est en fait le corollaire de leur volonté forcenée d’en finir une fois pour toutes avec le symbolique au profit d’un néonaturalisme.

Comment le réel et le symbolique s’articulent-ils ? Le peu de consistance acquise par les sciences humaines et sociales du 20ème siècle l’a été grâce à la découverte du symbolique, c’est-à-dire, pris en son sens le plus large, de la discontinuité entre nature et culture. La première discipline intellectuelle qui s’est entièrement constituée autour de l’exploration du champ symbolique est certainement la psychanalyse. La découverte de l’inconscient par Freud est indissociable de la découverte du noyau fondamental de l’espace symbolique tel qu’il structure la multiplicité des formes de vie collective humaine, à savoir la prohibition de l’inceste. A partir de là, c’est d’abord la linguistique, à travers l’analyse de la phonétique, qui a découvert et donné les clefs d’une première vaste méthode d’investigation rationnelle – scientifique – de l’espace du symbolique, méthode reprise très tôt par Lévi-Strauss dans le champ de ce qu’il appellera dès lors l’anthropologie structurale, et qui inspirera ce qu’il est convenu d’appeler le structuralisme des années 50 aux années 70. Sous le mot d’ordre d’un « retour à Freud », Lacan fut à l’initiative d’une vaste réinvestigation de l’ensemble des découvertes psychanalytiques à l’aune des nouveaux principes d’intelligibilité nés dans le giron de la linguistique structurale. Or c’est Lacan, et à travers lui la psychanalyse, qui explorera au plus près non pas seulement ce qu’il en est de l’espace symbolique en tant que tel, mais surtout le rapport paradoxal qu’entretient le symbolique au réel. L’énoncé le plus concentré et le plus fécond sur ce point est certainement le célèbre : « le réel est l’impasse de la formalisation ». Autrement dit, et pour ce qui nous occupe ici, le réel n’est pas à strictement parler le non symbolisable, au sens où l’espace symbolique serait par essence impuissant à recouvrir la totalité du réel présymbolique, mais il né du symbolique lui-même en tant qu’il résulte de ses impasses, c’est-à-dire en tant que l’espace symbolique, malgré son universalité et précisément du fait qu’il n’est pas l’expression d’une loi naturelle, échoue à régler l’ensemble des rapports humains. La violence intrinsèque du réel doit par conséquent être comprise comme une figure de violence postsymbolique et non présymbolique. Non pas une forme de violence naturelle qu’aucune symbolisation ultérieure n’aurait réussi à pacifier et civiliser, mais une violence née de la civilisation elle-même et qui doit être envisagée comme le réel qui la travaille intérieurement, ce qui est bien la thèse explorée par Freud dans son célèbre ouvrage Le malaise dans la civilisation.

Pour comprendre comment opère la dénégation du réel par les idéologies consensuelles actuelles telles que l’historicisme racialiste, le féminisme bourgeois et l’écologisme, il faut donc élucider le nouage du réel et du symbolique, et la manière dont la négation de la violence du réel résulte de la négation du symbolique. Je proposerai donc ici une première formalisation théorique de ce point, très librement inspirée de Lacan, et notamment de sa triple instance du symbolique, du réel et de l’imaginaire, ainsi que de la théorie des infinis de Badiou tel que déployé dans L’Immanence des vérités.

La condition essentielle pour traiter les différentes figures de la Différence anthropologique est, je l’ai dit, d’en fonder la pensée sur une dialectique de l’égalité et de la différence, ou dialectique du Même et de l’Autre.

L’Autre, ou la différence, c’est le Symbolique : par exemple, la différence des sexes ne doit pas être envisagée seulement comme une réalité biologique, mais comme une instance symbolique. La différence symbolique entre homme et femme ou plus généralement entre masculin et féminin ne peut être élucidée par la seule détermination biologique du sexe génétique XX ou XY, et du sexe génital mâle ou femelle. Pour autant, le symbolique ne se réduira pas non plus à la pure contingence historico-culturelle, car le symbolique comporte en lui un élément d’universalité irréductible. Le symbolique est donc instancié dans les figures de la différence ou de l’Autre.

Le Même, ou l’égalité, c’est l’Imaginaire, là aussi au sens psychanalytique du terme : L’imaginaire non pas en tant que mensonge à conjurer ou illusion à dissiper. Il doit être envisagé comme positivité et non comme négativité. L’imaginaire, ce n’est pas l’imagination, mais le processus du compte-pour-un. Non pas l’unité ontologique déjà-là, mais l’unification existentielle à réaliser. Cela signifie que le Même, ou égalité, n’est pas toujours-déjà-là, mais à faire, à créer, qu’il faut inventer les conditions de la vérité égalitaire que représente la figure du Même. L’imaginaire ne relève pas d’une identité donnée, mais d’une vérité créée. (Il faudrait toutefois trouver un autre terme que celui d’imaginaire, qui garde en lui, articulé à la question de l’égalité, une tonalité de scepticisme (politique) qui est bien le lot de la psychanalyse.)

Quel est alors le tiers-terme médiatisant le rapport du Même et de l’Autre, de l’égalité et de la différence ? Qu’est-ce qui va se retrouver en position de rapport d’un non-rapport ? Et quel vont être la place du Réel et de sa violence là-dedans ? Il existe quatre principales figures de médiation du Symbolique et de l’Imaginaire dans la vie humaine : la science, l’art, la politique et l’amour (ou autres figures de rencontre existentielle). La médiation effective du symbolique et de l’imaginaire relève donc de différentes figures du Sujet.

Le symbolique et l’imaginaire sont à envisager comme deux figures d’infinité, et les médiations subjectives finies comme des figures de médiation créatrices. La rencontre des deux infinis est créatrice : par exemple, la rencontre de l’égalité intrinsèquement infinie d’un homme et d’une femme avec leur différence sexuelle infinie est créatrice d’amour. Si l’amour échoue, ou si quelque chose de l’amour échoue dans l’époque à une échelle plus large, plus collective que celle du couple singulier, alors le réel choie du heurt des deux infinis mis en présence, prenant la forme informe d’une violence insymbolisable et souvent intraitable. Dans ce cas, le réel est en position d’échec, de faille, d’impasse, de déchéance. On a bien affaire dans ce cas à une conception intrinsèquement psychanalytique du réel, véhiculant une profonde intelligibilité de la négativité. Ce n’est pas du tout la même chose d’envisager le problème dit des « violences sexuelles » à l’aune de la question de l’amour et de la radicalité de ses impasses contemporaines, que de l’envisager à l’aune de la morale culpabilisante et unilatérale dans sa dénonciation. Pour autant, le réel au sens plus philosophique du terme, ne se réduit pas à l’échec. En effet, si l’amour n’échoue pas, si l’amour a lieu et trouve le chemin par lequel il va traverser la densité créatrice de sa durée, malgré les difficultés et les violentes impasses qu’il rencontre immanquablement en chemin, alors quelque chose d’une rencontre et d’une découverte du réel a lieu, et a lieu de façon partagée. Le réel n’est donc pas seulement échec, mais aussi validation de la médiation subjective. En ce sens, s’il y a bien une violence intrinsèque du réel, cela ne signifie nullement qu’on puisse réduire le réel à sa violence. Il faut donc parvenir à donner son statut exact au réel.

L’infini symbolique – différence infinie, infinité intrinsèque de la figure de l’Autre – désigne un mode singulier d’extension de toute situation : en effet, les paramètres présymboliques ou naturels de toute situation sont déjà de l’ordre de l’extension infinie et non finie. Un des grands résultats de la science moderne se concentre dans l’axiome : « toute situation est infinie ». Il y a de la différence, toute situation est multiplicité de multiplicité selon une logique de dissémination ontologique immanente infinie, dont le seul point d’arrêt est l’ensemble vide. A partir de là, l’infini symbolique désigne l’extension de toute situation telle que déterminable à l’aune de la Différence anthropologique. Le symbolique, à ce titre, est la relève de l’infini intrinsèque de la Différence ontologique (concernant toute situation quelle qu’elle soit) dans l’infini de la Différence anthropologique (concernant toute situation, comprenant y compris des multiplicités « naturelles », dont l’humanité est partie prenante).

L’infini imaginaire – égalité infinie (= égalité pensée sous le signe de l’infini et non de la finitude), infini intrinsèque de la figure du Même (= la mêmeté pensée comme vérité et non comme identité) – est l’infini mis au travail dans l’extension différentielle infinie de la situation (situation dont la structure est naturelle, mais la métastructure symbolique). L’égalité est le processus par essence infini d’un sujet par la médiation duquel la rencontre des deux infinis procède à la création d’une œuvre finie (politique, scientifique, amoureuse, artistique).

On a affaire au réel et à sa violence intrinsèque partout où il y a rencontre créatrice de deux infinis – un infini symbolique et un infini imaginaire. Le réel est ce qui atteste tout à la fois la validation créatrice de cette rencontre et la résistance de toute mise en rapport définitive et pacifiée du Symbolique et de l’Imaginaire. Une telle pacification est impossible, parce qu’il restera toujours quelque chose à créer, à découvrir, à explorer. La validation créatrice du réel n’est jamais totale mais s’effectue toujours en un point, et est toujours à recommencer.

La conception du réel se trouve ici enrichie par rapport à la formule de Lacan : le réel n’est pas tant l’impasse de la formalisation que ce qui est rencontré et travaillé dans la médiatisation subjective de la formalisation symbolique et de la vérité imaginaire.

Conclusion : la négation idéologique de la violence intrinsèque du réel résulte de celle de l’infini symbolique (quand ce n’est pas de celle de l’infini imaginaire), puisque seule la reconnaissance des deux infinis en général et du symbolique en particulier permet de reconstituer la genèse intelligible du réel comme validation de la rencontre créatrice de deux infinis, comme de son échec et la libération de la violence intrinsèque qui se déploie alors en formes empiriques déterminées.

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