Ecrit philosophique de Julien Machillot
Meetic et Metoo – 2020
Amour et Perversion
- La psychanalyse : perversion.
Avec Freud, la psychanalyse est la première discipline théorique sinon à affirmer et enregistrer l’existence de la sexualité infantile, du moins à en proposer une théorie de grande ampleur et de grande portée. Néanmoins, je ne suis pas sûr que la thèse la plus radicale et la plus intéressante de la psychanalyse soit en elle-même cette thèse d’existence de la sexualité infantile. En 1905, dans ses Trois essais sur la théorie sexuelle, Freud établie rigoureusement sa thèse fameuse selon laquelle l’enfant est une « pervers polymorphe ». Non seulement la sexualité infantile existe, mais elle est fondamentalement frappée du sceau de la « perversion ».
La notion de perversion donne lieu à tellement d’obscurités et de contresens qu’il faut restituer sa fonction et signification exacte dans le champ des catégories psychanalytiques freudiennes. En vérité, le geste théorique fondamental de Freud a consisté à refonder entièrement ce qu’il y avait lieu d’entendre par idée de « sexualité », l’enjeu étant que tout un tas de problèmes subjectifs aussi bien courants que gravissimes de la vie humaine devaient trouver, pour avoir une chance d’en traiter les souffrances par un recours thérapeutique efficace, son principe d’intelligibilité dans leur enracinement dans les difficultés singulières de la sexualité humaine. Le problème à partir de là était que la sexualité se donnait comme une notion entièrement normative : était globalement considéré comme « sexuel » tout acte sexuel en vue de la procréation ; était considérée comme « sexuelle » la sexualité dite « normale » à ce titre-là. L’opération par laquelle Freud va refonder de fond en comble la notion de sexualité va être essentiellement une opération d’extension. Il s’agit d’inclure dans le champ d’identification de la sexualité l’ensemble des phénomènes sexuels qui en sont exclus, si éloignés soient-ils en apparence de la représentation courante de la sexualité. Or c’est ici précisément qu’intervient la notion de « perversion » dans la mesure où c’est elle qui est LA catégorie d’extension de la sexualité jusqu’à sa refondation complète. L’opérateur d’extension de la notion de sexualité n’est rien d’autre que la notion de perversion, et, à l’inverse, la perversion n’est rien d’autre que la catégorie d’extension du champ de ce qui est universellement identifiable comme relevant de la sexualité. On peut lire ainsi, p. 385 d’Introduction à la psychanalyse : « Nous n’avons étendu la notion de sexualité que juste assez pour y faire entrer aussi la vie sexuelle des pervers et celle des enfants ». Mais on sait que la vie sexuelle des enfants relève elle-même de la perversion, donc c’est bien la perversion qui est in fine la catégorie exclusive d’extension et de refonte de la sexualité. Il ajoute : « Autrement dit, nous n’avons fait que lui restituer l’ampleur de ce qui lui appartient. Ce qu’on entend par sexualité en dehors de la psychanalyse est une sexualité tout à fait restreinte, une sexualité mise au service de la seule procréation, bref ce qu’on appelle la vie sexuelle normale ».
Evidemment, on objectera que cela a conduit Freud à envisager l’homosexualité en particulier comme une perversion, ce qui allait dans le sens de continuer à n’y voir qu’une forme de sexualité « anormale », sans remettre en cause le monopole normatif de l’hétérosexualité. En réalité, cela n’est vrai que si on réfléchit la sexualité exclusivement en regard de la question de la norme, comme c’est entièrement le cas aujourd’hui de toutes les campagnes d’opinion portant sur le féminisme, l’homosexualité ou la pédophilie, alors qu’en vérité tout l’intérêt de la psychanalyse freudienne tient je crois à ceci que, si Freud refuse de mettre frontalement en cause la question de la norme sexuelle, c’est en vérité parce qu’il choisit le geste beaucoup plus radical de changer de terrain, de refuser de penser la sexualité à l’aune de la question de la norme afin de la penser dans toute sa singularité intrinsèque, dans son autonomie radicale en regard des normes humaines, aussi bien des lois positives que des règles morales. La sexualité relève d’abord, non d’un principe normatif consensuellement établi, mais d’un principe d’intelligibilité absolument singulier. Le geste théorique freudien est infiniment plus radical que celui de tous ceux qui, au nom de je ne sais quelle subversion des « genres » et autres remises en cause de je ne sais quel « patriarcat », ne font qu’aplatir à nouveau, de la manière la plus réactionnaire qui soit, les problèmes de la sexualité humaine sur la question unilatérale, étatique et moralisante, des « normes sociales ». Concernant l’homosexualité, le fait pour Freud de l’inclure, en tant que perversion, dans le champ de la sexualité humaine, a été le moyen de la soustraire à la criminalisation. Car ce qui intéresse Freud, ce n’est pas tant que la perversion soit une forme de sexualité « anormale » que le fait qu’elle soit une forme de sexualité à part entière ! Et les conséquences de ce point sont extrêmes ! Rappelons ce que pouvait écrire Freud, p.371 d’Introduction à la psychanalyse : « …il n’est pas un seul névrosé chez lequel on ne puisse prouver l’existence de tendances homosexuelles et que bon nombre de symptômes névrotiques ne sont que l’expression de cette inversion latente. Ceux qui se nomment eux-mêmes homosexuels ne sont que les invertis conscients et manifestes, et leur nombre est minime à côté de celui des homosexuels latents. Nous sommes obligés de voir dans l’homosexualité une excroissance à peu près régulière de la vie amoureuse, et son importance grandit à nos yeux à mesure que nous approfondissons celle-ci. Sans doute, les différences qui existent entre l’homosexualité manifeste et la vie sexuelle normale ne se trouvent pas supprimées de ce fait ; si la valeur théorique de celle-là s’en trouve considérablement réduite, sa valeur pratique demeure intacte. » On le voit, si sur le plan normatif la valeur pratique de la différence n’est pas frontalement remise en cause, sa mise en question sur le plan de la pensée et de la thérapeutique est par contraste d’autant plus spectaculaire dans la mesure où, les névroses étant plus ou moins universelles, l’homosexualité en vient à être une perversion latente universelle, ceci au point de devenir une dimension intrinsèque de la vie amoureuse. Freud accepte de voir dans l’homosexualité une perversion pour autant qu’il en tire la conclusion de l’universelle disposition humaine à la perversion. C’est au sens strict qu’il faut envisager ce point. Car comment définit-il au final la notion de perversion, p.381 de la même Introduction à la psychanalyse ? « Nous qualifions de perverse toute activité sexuelle qui, ayant renoncé à la procréation, recherche le plaisir comme un but indépendant de celle-ci. » Ce qui est absolument remarquable avec une telle définition est qu’il n’y a sans doute pas un seul être humain, ou presque, qui n’échappe ou n’ait échappé à un moment ou à un autre de son existence à l’identification de pervers ! C’est tout à fait spectaculaire, car si tout le monde est pervers, alors d’une certaine manière il n’y a plus de pervers ! Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de pathologies, mais plutôt qu’il y a une relative indépendance de la question des pathologies en regard de la perversion intrinsèque de la sexualité humaine. On conclura de tout ça que la notion psychanalytique de perversion, en incluant dans le champ de la sexualité ce qui était jusque-là nié comme asexuel ou criminalisé comme antisexuel, place au cœur même de la conception de l’humain, au fondement de « la vie sexuelle de l’homme comme de la femme », la part d’inhumanité qui en était jusque-là proscrite. Tel est l’antihumanisme salutaire propre de la psychanalyse, qui éclaire qu’on veuille si fermement lui faire la peau aujourd’hui, dans un temps de retour ultraréactionnaire vers toutes les formes de criminalisation et de moralisation humanistes.
C’est d’ailleurs en ce sens-là qu’il faut entendre la thèse de la perversion intrinsèque de la sexualité infantile. Toujours p. 381 : « Je ne vois aucun inconvénient à ce que vous trouviez étonnante l’affinité que je postule entre l’activité sexuelle infantile et les perversions sexuelles. Il s’agit pourtant là d’une relation tout à fait naturelle, car si l’enfant possède une vie sexuelle, celle-ci ne peut être que de nature perverse, attendu que, sauf quelques vagues indications, il lui manque tout ce qui fait de la sexualité une fonction de procréation. » Ceci étant dit, identifier la sexualité infantile comme étant intrinsèquement perverse, cela revient à refonder l’ensemble de la sexualité humaine sur la perversion elle-même. La perversion n’est pas seulement la déviation du cours normal de la sexualité, elle est aussi et d’abord et avant tout, son contenu intrinsèque, donc son fondement universel. On peut le dire autrement : la catégorie psychanalytique de perversion universalise la sexualité humaine en y intégrant tout un tas de choses qui semblaient en être étrangères, donnant ainsi à la sexualité humaine un statut d’universel générique (un universel qui n’est pas identifiable à l’aune d’un unique prédicat tel que la finalité procréatrice), tandis que l’assignation de la perversion à la thèse d’existence de la sexualité infantile absolutise la perversion, en en faisant le fondement de la sexualité, donc de la vie, humaines.
Pour autant, comme je l’ai écrit plus haut, je ne pense pas qu’on touche encore ici à ce que la thèse d’existence de la sexualité infantile a de plus radical. Ou plutôt il manque encore un élément crucial. En effet, au moment où il écrit la première édition des Trois essais sur la théorie sexuelle (1905), si Freud propose une première exploration de la sexualité infantile, sa thèse n’en reste pas moins celle d’une fondamentale hétérogénéité de la sexualité prépubère et de la sexualité postpubère. La sexualité infantile est d’abord envisagée dans son opposition à la sexualité adulte. (Sur ce point et ce qui suit, voir Vocabulaire de la psychanalyse de Laplanche et Pontalis, à la rubrique « Objet », p. 292-293, et autres.) Le choix d’objet, donc la relation d’objet, et l’organisation libidinale sous le primat de l’organe génital que permet l’objet, n’interviennent qu’avec la puberté, et la sexualité infantile est envisagée comme étant essentiellement une perversion de type auto-érotique placée sous le signe d’une polymorphie anarchique, donc entièrement soustraite à la relation d’objet. Il y a comme une différence de nature, une hétérogénéité essentielle, qui fait que les deux figures de sexualité – infantile et adulte – ne sont pas du tout sur le même plan. Or c’est sur cela que Freud va progressivement revenir. La découverte ultérieure, à partir de 1913 et 1915, des différents stades de l’évolution psychosexuelle infantile va en effet être aussi la découverte de relations d’objets chaque fois spécifiables bien avant la puberté et déterminant chaque fois l’existence d’une véritable organisation libidinale (Vocabulaire de la psychanalyse, rubrique : « organisation de la libido »). C’est donc jusqu’à la notion de choix d’objet, jusque-là réservée à la sexualité adulte, qui est finalement reconnue par Freud comme étant au cœur de la sexualité prégénitale. A ce titre, sexualité infantile et sexualité adulte ne sont plus opposées mais se retrouvent sur un même plan homogène. Il y a bien sûr des différences fondamentales et l’extrême singularité des formes de la sexualité infantile n’est nullement niée, mais la sexualité prégénitale en général se situe sur le même plan d’homogénéité que la sexualité adulte : ce sont dans tous les cas des formes d’organisation libidinale à part entière. Par la reconnaissance dans chaque cas d’une relation d’objet, le choix d’objet devient la catégorie univoque et universelle d’investigation des formes de la sexualité humaine. Mieux encore, Freud ira plus tard, en 1923, jusqu’à reconnaître sous le terme de « stade phallique » l’existence d’une organisation génitale infantile de la sexualité, où l’ensemble des pulsions partielles est bien unifié et subordonné au primat de la satisfaction sexuelle génitale, et qui se donne par ailleurs en quelque sorte comme le stade suprême du complexe d’Œdipe. Le stade phallique est marqué d’une double singularité : l’organe génital organisateur du stade en question est le phallus aussi bien pour le petit garçon que pour la petite fille (l’opposition n’est pas celle du masculin et du féminin mais du phallus et de la castration) ; la relation d’objet s’institue sur la discordance entre les exigences internes du complexe d’Œdipe et l’état de l’évolution biologique de l’enfant. Je pense qu’on touche là aux thèses les plus radicales de la psychanalyse concernant la sexualité, même si quelque chose pour Freud continuera à résister jusqu’au bout – concernant le fait de placer la sexualité infantile et la sexualité adulte sur un même plan d’homogénéité, dans la mesure où il conclura qu’en définitive « …la pleine organisation n’est atteinte que par la puberté dans une quatrième phase, la phase génitale » (idem, p.298).
- Thèses philosophiques : amour et perversion.
Le point qui m’importe tout particulièrement dans ce qui précède est la manière dont la notion freudienne de perversion, une fois élucidé son véritable statut théorique, montre combien la radicalité de la psychanalyse tient non pas dans la mise en cause oppositionnelle des normes sociales en matière de sexualité mais dans sa capacité à changer de terrain par la formation patiente d’une intellectualité en intériorité de la sexualité humaine. Je soutiens que c’est ce point qui est précisément recouvert aujourd’hui non seulement par toutes les attaques de l’œuvre de Freud et de la psychanalyse, mais aussi par la référence à la psychanalyse du féminisme de type « gender studies » et par tout un tas de psychanalystes eux-mêmes qui ont finis par ramener la théorie freudienne dans l’espace niveleur de la psychologie. Autrement dit, le mode de recouvrement oppressif de la découverte de l’inconscient consiste à aplatir complètement la sexualité sur la question des normes dites sociales, que ce soit dans la guise de leur conservation plus ou moins puritaine ou dans celle de leur supposée subversion plus ou moins « révolutionnaire ».
L’idéologie de la finitude (théories du genre, etc.) consiste à nier l’infinité intrinsèque de la sexualité humaine (c’est-à-dire son caractère non naturel, entièrement singulier, et les problèmes internes qui se posent à elle) en opérant par tous les moyens son recouvrement sous le problème étatique et juridique de la normativité, l’enjeu de la « subversion » étant la plus puissante force de phagocytage de tout ce qui a trait à la sexualité dans l’espace de la normativité – j’entends par « normativité sexuelle » la question de la bonne et de la mauvaise norme en matière de relations sexuelles entre les êtres humains.
Dans mon texte Meetic et Metoo, ma thèse de la violence intrinsèque de la sexualité était une manière de renouer de façon tranchée avec ce qui me semble être la question des problèmes internes de la sexualité humaine. De l’axiome théorique de la violence intrinsèque de la sexualité se déduit la thèse d’existence d’immenses souffrances subjectives ou difficultés existentielles qui n’ont au fond rien ou peu à voir avec les questions de rapports des « orientations » et pratiques sexuelles aux normes sociales ou aux dispositions juridiques en vigueur. La vie sexuelle des humains, fondamentalement, ce n’est pas une question de morale ou justice. Ce n’est même pas une question d’égalité et de rapports de force ou de domination. Pourquoi ? Parce que la sexualité de l’animal humain est, d’une certaine manière, intrinsèquement a-normale. Non pas extrinsèquement dans son rapport aux normes et lois qui structurent le champ social, mais intrinsèquement, c’est-à-dire bien plus radicalement en tant qu’il n’y a pas de norme sexuelle fondamentale. Les principales difficultés subjectives proviennent non pas tant de ce que les sujets humains seraient voués à transgresser les bonnes normes sexuelles ou à devoir subvertir les mauvaises normes sexuelles que de ce que, bien plus radicalement, il n’y a pas de Loi naturelle en matière de sexualité humaine. C’est à ce vide abyssal qu’est confronté tout sujet humain par la médiation de sa sexualité constitutive et dévorante. Et c’est à ce vide que ne veulent pas avoir à faire toutes celles et ceux qui se contentent de vouloir subvertir une supposée « hétéronormativité », croyants ainsi pouvoir rabattre l’ensemble des problèmes liés à la sexualité humaine sur l’empiricité du champ social. A ce titre, remarquons une fois pour toutes qu’il n’y a pas de conception de la sexualité plus stéréotypée que celle qui se donne à voir dans la « lutte contre les stéréotypes de genres » ! C’est ce déni du vide qui conduit à une stéréotypie indépassable, qu’on voit à l’œuvre aujourd’hui aussi bien chez ceux qui jouent de l’homosexualité et autres « orientations » sexuelles contre une supposée « hétéronormativité » que chez ceux qui continuent de jouer de l’hétérosexualité contre l’homosexualité.
Il faut renouer avec ce que la psychanalyse a pu receler de souveraine autonomie intellectuelle et pratique. Je pense que la grande difficulté tient au rapport entre psychanalyse et politique. D’un côté, la psychanalyse prise dans son autonomie radicale en regard de la politique est en fait une théorie de l’amour garantissant l’intellectualité autonome de la sexualité, mais dont le corollaire est l’effondrement assez massif dans le scepticisme politique. D’un autre côté, suturer la psychanalyse à la politique revient à aplatir complètement la sexualité sur la normativité, dont le double corollaire est l’inconsistance politique (suturer psychanalyse et théorie politique, c’est ne penser ni la psychanalyse, ni la politique) ainsi que l’effondrement dans le scepticisme quant à l’amour. Le grand problème, pour l’heure totalement irrésolu, me semble donc être : comment articuler psychanalyse et politique de telle manière que n’en résulte ni scepticisme politique, ni scepticisme de l’amour ?
Pourquoi ne pas reprendre la définition psychanalytique de la perversion ? S’il s’agit de reconquérir une intellectualité autonome de la sexualité en regard de la normativité sexuelle, il n’en reste pas moins qu’il faut se mettre à jour sur ce qui est en passe de devenir la nouvelle norme sociale dominante : est désormais considéré comme normal non plus tant le rapport sexuel en vue de la procréation que le rapport sexuel ordonné à l’impératif de la jouissance. La jouissance (sexuelle) est devenue l’impératif tyrannique de notre temps – en tout cas dans les pays les plus riches et démocratiques de la planète. Il y a bien une norme, une figure identifiable de « sexualité normale », qui n’est en définitive pas moins stupide et oppressive que la précédente. Mais là encore, le problème n’est pas tant pour moi de critiquer cette norme pour m’y opposer que d’examiner la question des conditions contemporaines d’un changement de terrain radical en vue d’une intellectualité intrinsèque renouvelée, donc non extrinsèquement normative, de l’existence des sujets humains sexués que nous sommes tous. Et je pense qu’il faut, pour tenir compte de cette nouvelle situation, proposer une nouvelle définition de la perversion.
Une objection possible : la perversion, qui avait servi à décriminaliser les figures de « sexualité anormale », est largement devenue une catégorie d’opinion hautement criminalisante. La figure du pervers est la hantise omniprésente de très nombreux débats intimes d’opinion. Dans ce cas, pourquoi ne pas abandonner purement et simplement cette notion ? Parce qu’il s’agit de pouvoir toucher du doigt les dimensions pathologiques du rapport des humains à la sexualité en donnant une chance à l’investigation de ces pathologies d’être entièrement soustraite au problème de la normativité, que ce soit sous l’angle de la criminalisation ou sous celui de la médicalisation. Or on ne dispose pas de terme plus général que celui de perversion, bien qu’il soit certainement inadéquat. En particulier, la notion renvoie à l’idée d’inversion, et il n’est absolument pas certain que l’inversion puisse rester une catégorie d’investigation des formes sexuelles pathologiques. Ou, à l’inverse, il n’est pas certain que tout ce qui peut être identifiable au titre d’une inversion puisse être envisagé comme une perversion – c’est tout la question de l’homosexualité par exemple. Je garde donc provisoirement, par défaut, la notion de perversion, dans la mesure où sa définition aura pour enjeu de garantir la ferme soustraction de l’intelligence des pathologies liées de près ou de loin à la sexualité (névroses, psychoses, etc.) au champ général de la normativité.
Mon point de départ, en vue d’une nouvelle définition de la perversion, sera un principe. Je pose la thèse suivante : aucun désir sexuel humain n’est pervers en soi ; aucune relation sexuelle humaine n’est perverse a priori. C’est, si on veut, un axiome d’ouverture absolue.
Autrement dit, ce qui fait la perversion de la sexualité n’est ni une forme d’inversion de l’objet sexuel, ni une forme d’inversion du but sexuel. Ni inversion d’objet, ni inversion du but, l’objet et le but étant les deux déterminations de la pulsion sexuelle (outre la source, c’est-à-dire la zone érogène à laquelle s’ordonne la pulsion).
Les conséquences d’un tel principe sont immédiatement tout à fait radicales. Par exemple, on ne tiendra pas a priori la pédophilie, au sens strict de l’attirance sexuelle envers les enfants, pour une forme de désir pervers ; on ne tiendra pas non plus a priori la relation sexuelle d’un adulte avec un enfant (quel que soit ici son âge) pour une perversion.
Cela se justifie de la manière suivante : à partir du moment où une forme de désir ou de relation sexuelle existe, cela signifie tout d’abord qu’elle est tout simplement possible ; elle doit donc être envisagée en premier lieu comme faisant partie de l’humanité et son existence être élucidée comme telle, et non pas comme devant être rejetée a priori comme extérieure à l’humanité. Il ne s’agit pas de relativiser en affirmant que si ça existe, c’est que c’est humain, mais plutôt d’établir que si inhumain cela soit-il, il n’en reste pas moins que l’inhumain est intérieur et non pas extérieur à l’humain, au point d’en être le cœur impossible. L’inhumain envisagé de cette façon ne saurait être unilatéralement registré comme figure du mal, car la question toujours ouverte est celle de la ressource qu’il constitue possiblement pour l’humanité capable de s’en saisir. On ne peut donc objecter à cela que dans ce cas cela prouverait seulement que le mal est inhérent à la nature humaine, car ce serait encore rabattre la figure intérieure de l’inhumain dans le champ de la normativité. Or je tiens que la dignité consiste ici non à aplatir les choses pour s’en débarrasser, mais à soutenir la vue de la dense et obscure énigme à laquelle ce genre de choses nous confronte tous pour autant que nous sommes des êtres humains. C’est là la base de tout. Céder sur ce point revient à s’enfoncer soi-même dans la mentalité d’un psychiatre arrogant et borné ou d’un petit flic tyrannique et ignorant.
Reste à proposer une définition de la perversion capable de ne pas refermer la porte d’entrée – dans les questions de la sexualité humaine – ainsi maximalement ouverte.
Ma thèse sera la suivante : doit être considérée comme perverse toute figure de sexualité intrinsèquement contradictoire avec (la possibilité de) l’amour.
Il est question dans cette définition d’un pur principe de contradiction, en tant que contradiction intrinsèque, avec toute la pureté spéculative que cela suppose. Il ne s’agit évidemment pas de considérer toute relation extérieure à l’espace de l’amour comme étant perverse. L’extériorité ne vaut pas nécessairement contradiction, et ce n’est certainement en général pas le cas. Le caractère intrinsèque de la contradiction enfonce le clou en affirmant que c’est en droit et non en fait que se pose la question du rapport de la sexualité à l’amour. En droit : est perverse tout figure de sexualité qui trahit et barre dans son acte toute possibilité d’élever le désir sexuel brûlant au rang d’ingrédient d’une vérité amoureuse au long cours.
Il est ensuite essentiellement question, dans cette définition, d’amour. Pourquoi ? Parce que comme l’affirmait Lacan, il n’y a pas de rapport sexuel. Or la perversion est nécessairement perversion d’un rapport. Le seul rapport pensable étant celui du sexe à l’amour – dans la mesure où l’amour est ce qui vient suppléer au manque de rapport sexuel – la perversion est par conséquent nécessairement une perversion du rapport de la sexualité à l’amour.
Cela permet d’ailleurs de donner un visage plus précis, quoique très général, à ce qu’on entend par « pathologie sexuelle » (la névrose et la psychose étant des pathologies plus indirectement sexuelles). On ne se satisfera pas des considérations voulant attribuer le qualificatif de pathologique à tout ce qui relève de la souffrance ou de la violence. La souffrance subjective intérieure ne signifie pas nécessairement effondrement dans la pathologie, et la violence dite sexuelle ne devra pas non plus être envisagée a priori comme une perversion : dans les deux cas, il est toujours requis de juger sur pièce. La pathologie directement sexuelle n’existe que sous la condition de la perversion, c’est-à-dire de la séparation d’avec la possibilité d’aimer et d’être aimé, de rencontrer et construire une histoire amoureuse susceptible de devenir une figure centrale et commune dans l’existence de deux êtres.
On objectera que ma définition referme doublement les choses que je prétendais ouvrir à l’aide de mon principe de départ : premièrement parce qu’au regard d’une telle définition, il y aura bien des figures de sexualité qui devront être envisagées a priori comme étant perverses, à commencer par la pédophilie, précisément ; deuxièmement parce que l’amour fait figure de norme extérieure de la sexualité, et que son recours n’est donc qu’une énième figure de ce que je dénonce au titre de l’aplatissement de l’intellectualité de la sexualité dans la champ de la normativité, c’est-à-dire de la question de la bonne norme sexuelle.
Il n’en est rien.
Je réponds d’abord à la seconde objection : l’amour n’est pas une norme mais une figure d’exception à toute norme. Cela signifie non pas que l’amour est nécessairement transgressif (il peut l’être mais ce n’est pas une nécessité), mais plutôt qu’il se situe et se pense dans un espace totalement étranger à celui de la normativité, et qui est l’espace de la création des vérités existentielles telles que devenant possiblement des biens communs de l’humanité tout entière. Il n’y a pas non plus de norme de l’amour permettant de l’identifier objectivement de l’extérieur à coup sûr car tout amour est une création, une invention qui ne s’identifie que de l’intérieur de lui-même, selon sa loi immanente, au ras de ce que deux êtres s’avèrent à même de composer en termes de vérité du Deux. Or c’est bien pour cela qu’aucune figure de désir ou de rapport sexuel ne saurait être envisagée a priori comme relevant d’une perversion, parce que tout dépend chaque fois de ce qui se cherche là-dedans, de ce qui s’y projette et de ce qui y travaille, autrement dit de ce qui oriente le désir et s’y décide en termes de figure d’existence. Il faut donc chaque fois juger sur pièce, examiner les choses non à l’aune des intentions ou des conséquences, mais de ce que le réel met au travail et de ce que la pensée discerne de ce réel comme relevant d’une singularité irréductible à valeur potentiellement universelle.
Je réponds maintenant à la seconde objection : j’affirme d’abord que l’amour entre un adulte et un enfant est une chose possible, si invraisemblable cela soit-il, et j’en donnerai une preuve irrécusable et définitive dans le prochain chapitre. On peut toujours objecter que si une telle chose existe, cela n’a pu être que rare et exceptionnel – je réponds que l’amour vrai est toujours rare et exceptionnel, et qu’il l’est toujours en droit quand il ne l’est pas toujours en fait. Bien sûr, il est probable que par « enfant » il faille entendre un adolescent ou une adolescente, c’est-à-dire une jeune personne mineure qui a accédé au stade de la puberté. C’est probablement le cas, je ne trancherai pas cette question, qui à vrai dire ne m’intéresse guère. Ce qui est intéressant est d’abord la question elle-même, et ce qu’on fait de la question. En général, les gens qui admettent que les enfants vivent dans la séduction permanente à l’égard des adultes, qu’ils sont eux-mêmes pris très tôt dans l’attirance sexuelle envers les adultes qu’ils côtoient et ne rêvent à certains moments que d’une chose, à savoir la chose dont on parle, et cela arrive aux enfants bien avant l’âge de 11 ou 12 ans, ceux qui admettent cela – ce qui est déjà une grande chose, je ne veux pas leur jeter la pierre car combien vivent aujourd’hui dans le déni le plus total de cette réalité pourtant banale et élémentaire – s’en tirent un peu trop facilement par des énoncés du type « c’est précisément parce que cela peut entrer dans leurs vues qu’il n’y faut pas consentir et refuser leur demande », à quoi s’ajoute l’idée que céder à ce genre de demande reviendrait à nier la pédagogie, que ce serait l’envers de la pédagogie, seule vraie figure de « l’amour adulte des enfants ». Je ne dis évidemment pas que tout cela soit faux, et je n’objecte évidemment pas qu’il faudrait au contraire céder aux enfants. Mais enfin, tout de même, la question en elle-même mériterait qu’on s’y attarde et, pour commencer, qu’on la prenne pleinement au sérieux, sans se laisser enfoncer dans la croyance illusoire qu’elle serait toujours déjà réglée d’avance ! Si réellement la sexualité entre adultes et enfants représente un danger si absolu, comment se fait-il que le désir soit possible, des deux côtés, et parfois réciproque ? A cela s’ajoute d’autres questions, qui peuvent paraître bêtes, mais dont je ne vois pas l’évidence des réponses. Par exemple, on parle de pédagogie ; or, lorsqu’on veut apprendre la lecture ou les mathématiques aux enfants, on est bien obligé de pratiquer un minimum la lecture et les mathématiques avec eux. Alors pourquoi ne faudrait-il pas pratiquer avec eux la sexualité pour les éduquer sexuellement ? Et comment peut-on envisager la pédagogie comme étant l’envers strict de la pédophilie, alors que bien des histoires d’amour se donnent aussi par ailleurs dans leur être constitutif comme des figures de maturation inespérée d’un des deux amants ? Ces questions recèlent un mystère dont l’extrême opacité me plaît par ailleurs beaucoup, car dans notre époque que l’on croit si avancée, si dénuée de préjugés et si loin de toutes les soi-disant mentalités moyenâgeuse, je ne peux m’empêcher d’imaginer les cheveux de mon lecteur se dresser d’horreur sur la tête à la lecture de ces quelques lignes. Or, je le demande, tout cela ne mérite-t-il pas d’être mis en question de la manière la plus radicale qui soit, c’est-à-dire dans l’autonomie la plus absolue en regard de toutes les questions d’ordre public ou de je ne sais quelle autre régulation des mœurs ? Ce sont pourtant des questions qui se posent universellement et qui interrogent le fond même de notre humanité !
Pour autant, il ne faut pas confondre l’amour possible entre un adulte et un enfant avec la pédophilie en général. Nulle besoin d’être nécessairement un pédophile pour rencontrer un tel amour (on le verra dans le cas de Mary Key Letourneau dans le chapitre suivant) et la pédophilie peut conduire au crime pur et simple. Mais l’amour peut aussi en quelque sorte « relever » le désir pédophile et l’extraire de l’abaissement criminel, comme ce fut le cas chez le grand écrivain Gabriel Matzneff. J’ai pour ma part rarement assisté à une chose aussi indigne que la façon dont la police des mœurs s’est abattue sur Matzneff ces dernières années à la faveur du mouvement hashtag Metoo et, surtout, que la manière dont ceux qui le soutenaient jusque-là l’ont lâchement abandonné à son sort du jour au lendemain par peur des représailles de cette même infecte police puritaine. A contrario, Matzneff serait plutôt pour moi la preuve indubitable qu’un « pédophile » peut devenir une véritable figure d’amant, c’est-à-dire un homme ou une femme dont tout le désir est travaillé de telle sorte qu’il soit de part en part orienté par la tentative de faire universellement vérité – fût-ce de façon désespérée – de la possibilité de construire un amour vrai, réciproque et riche, avec cet autre paradoxal qu’est l’enfant devenu son impossible égal.
Le phénomène de la pédophilie est devenu un des nœuds dans lesquels toutes les puissances réactionnaires se rencontrent, se remobilisent et se réarment dans les temps actuels. Elle est devenue une sorte de trou noir irrésistible ingurgitant tout sur son passage, pour la seule mauvaise raison que « qui pourrait défendre un acte pédophile sordide conduisant à l’étranglement d’un enfant ? », par exemple. La pédophilie, qui pendant longtemps ne signifiait que l’attirance sexuelle, le désir sexuel, en est venu à signifier l’acte sexuel lui-même, dans un geste de confusion d’autant plus terrible qu’on sait très bien que le désir fantasmatique et le passage à l’acte n’ont que peu à voir entre eux et que leur rapport ne relève en rien d’une relation de cause à effet, plongeant ainsi tous ceux qui ont le « malheur » de vivre une telle figure du désir dans les affres de la culpabilité mortifère enracinée dans l’effacement de toute possibilité d’innocence. Le terme de pédophilie a en même temps récemment été remplacé par l’horrible terme de « pédocriminalité », dans un geste sordide de criminalisation a priori de tout ce qui a lieu. Face à cela, j’affirme que les adultes de tous âges, hommes ou femmes, qui ont en quelque sorte la « malchance » d’être intérieurement animés par un puissant désir sexuel des enfants, petits garçons ou petites filles, jeunes garçons ou jeunes filles, devraient être considérés d’abord et avant tout comme une avant-garde de l’humanité dans l’exploration de l’impossible à laquelle cette humanité est par ailleurs toujours vouée dans ce qu’elle a de meilleur et de plus haut. Et j’affirme que ce n’est qu’à l’aune d’une telle déclaration qu’on peut commencer à élucider sérieusement ce qu’il en est du caractère criminel de l’acte sexuel pédophile lorsqu’il en relève.
Le problème est alors le suivant : comment déterminer l’essence du crime sexuel alors qu’il n’y a pas de norme sexuelle fondamentale ? Comment identifier un crime lorsque tout critère d’identification semble voué à se dissoudre dans le vide sans fond de normativité ? Face à ce vide abyssal, ne vaut-il pas mieux admettre que le bien et le mal n’existent pas ? Qu’il n’y a donc pas de crime à proprement parler ? C’est en ce point précis que la question de l’amour va se révéler absolument décisive. Il ne semble pas y avoir de bien et de mal en soi, au sens de fondés sur une garantie transcendante ; et pourtant, le crime sexuel existe. Ce qui seul garanti son existence, c’est précisément l’existence de l’amour. C’est du point de l’amour que le crime sexuel apparaît pour ce qu’il est, un crime odieux, parce que c’est l’amour qui donne sens à la notion de perversion. Si l’amour n’existe pas, alors la perversion n’existe pas et le crime sexuel n’existe pas. On voit ici la portée de la requalification de la perversion proposée plus haut : c’est rien moins que la possibilité de penser le crime sur fond de vide normatif sexuel que rend possible une telle assignation de la perversion à l’existence affirmée de l’amour. La perversion est toujours perversion de l’amour, et non perversion en soi fondée sur je ne sais quelle norme transcendante. Le crime sexuel est l’acte sexuel corrompant et rendant intrinsèquement impossible toute figure d’amour avec l’objet du désir.
Le point crucial reste donc toujours le même : sans la référence à l’amour, je tiens que quelque chose comme une « perversion » reste impensable, et n’est, dès lors qu’on la tire hors de l’espace d’intellectualité psychanalytique, qu’une pure catégorie d’opinion médicalisante et criminalisante. Que ceux qui ne croient pas en l’amour en tirent la conséquence qui s’impose : si l’amour n’existe pas, alors la perversion n’existe pas et le crime n’existe pas. La perversion du désir n’existe pas, car en ce cas il faut soutenir que tout désir sans exception est pervers et qu’un tel désir ne saurait être normé par rien d’autre que par la propre soif de jouissance. Si l’amour n’existe pas alors seul existe l’impératif de la jouissance, ce qui est bien la thèse du capitalisme mondialisé. Seule la perversion de l’amour existe. Et si on parle de désir perverti, ce n’est ni l’objet ni le but (sexuel) du désir qui fait la perversion de celui-ci, mais la manière dont le désir se rapporte à son objet et à son but, selon que la configuration du désir inscrit en elle une affirmation de l’amour ou bien sa négation criminelle.
La grande question qui se pose à partir de là est je crois la suivante : une telle définition de la perversion est-elle aujourd’hui praticable ? Praticable, j’entends, non pas d’un point de vue psychanalytique ou thérapeutique au sens large, mais au niveau philosophique : praticable en pensée ? Le principal résultat de cette définition est l’indécidabilité intrinsèque de la notion de perversion, car elle se trouve entièrement suspendue à l’identification des figures existentielles de l’amour. Or l’idée d’amour est aujourd’hui complètement obscurcie. L’élucidation des figures de perversion est donc entièrement conditionnée par l’élucidation de celles de l’amour. L’autonomie de l’intellectualité ayant la sexualité comme enjeu en regard de l’espace de la normativité passe par l’indexation de la sexualité, de sa violence intrinsèque, à la question de l’amour, c’est-à-dire à la nécessité d’enquêter sur les figures réellement existantes de l’amour et de travailler à élaborer ce qui manque aujourd’hui cruellement en termes de grande et haute idée universellement partageable de l’amour.
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