Cours de philosophie de Julien Machillot

Atelier Archégalité

Ecole des Actes – le samedi 25/06/2022

Texte bâti à partir de mon intervention

Et bilan des discussions

 

Humanité générique et identitarisme

 

Je veux commencer aujourd’hui à aborder un des plus grands fléaux de notre temps et de l’histoire humaine : l’identitarisme, qui se déploie sous de multiples formes.

Il s’agit aujourd’hui d’ouvrir un travail de séparation d’avec l’espace idéologique d’absolument tous les identitarismes, aussi bien des pseudo-progressistes que des plus stupidement réactionnaires. Nous tenons ici, dans notre atelier de travail Archégalité, pour particulièrement affligeant l’extrême porosité de l’opinion ici à ce qu’on peut appeler « l’identitarisme woke » en provenance de la gauche universitaire des campus anglo-saxons. Un des pires symptômes de l’émergence de cet identitarisme est l’expansion du terme « racisé » ces dernières années, qui fait de cet identitarisme, oui, un racialisme.

Le racialiste n’est pas un raciste. Il faut examiner un peu sérieusement ces termes, car il existe aujourd’hui une fausse évidence concernant la notion de racisme, qui est mis à toutes les sauces, employé à tort et à travers.

Il y a une immense chantier à ouvrir d’identification des identitarismes historiques et contemporains.

Je voudrais ici poser quelques jalons.

Le raciste croit :

  • En l’existence des races au sens biologique du terme ;
  • En la division hiérarchique naturelle de l’humanité selon les différentes races qui la composent ;
  • En la supériorité d’une race sur toutes les autres, qu’il s’agit éventuellement de maintenir dans sa pureté sanguine ;
  • Eventuellement en l’existence d’une race de sous-humains particulièrement menaçante car corruptrice de l’humanité tout entière et singulièrement de la race supérieure, qu’il s’agira par conséquent d’exterminer, et non pas simplement de soumettre et d’exploiter.

Le dernier point indique le passage d’une théorie raciste de type coloniale à une théorie fasciste de type nazie.

La conséquence forte à tirer pour aujourd’hui de cette détermination du racisme est que s’il n’y a pas croyance en la théorie de la hiérarchie de type biologique des races, alors il n’y a pas de racisme. Il y a non pas rien mais autre chose à identifier. Le racisme n’a jamais été qu’une forme particulière des figures générales de stigmatisation et de discrimination qu’on voit à l’œuvre aujourd’hui aussi bien qu’hier un peu partout dans le monde et à commencer par ce pays dans lequel nous vivons.

Une exigence de la pensée contemporaine est donc de ne pas s’empresser de qualifier sans discernement de « racisme » tous les phénomènes de discrimination existants, c’est-à-dire de séparation de groupes humains au nom de différences identitaires, car cela ne vaut que si on a affaire à une présupposition d’existence biologique de races naturellement hiérarchisées.

Le racialiste, quant à lui, est celui pour qui le terme de « race », pris en un sens non plus biologique et naturel mais plutôt sociologique, culturel ou historique, est opérant pour l’analyse des situations de vie collective et pour l’analyse de la conjoncture politique en générale et qui croit bon, par conséquent, d’envisager les gens selon leur faciès et leur couleur de peau, voire même leur nom, pour leur bien supposé et au nom du fait que c’est comme cela qu’ils seraient exclusivement envisagés par l’ordre établi.

C’est en ce sens qu’on a assisté ces derniers temps à l’essor d’un « racialisme de gauche ». Or ce qui le caractérise est qu’il repose entièrement sur la présupposition de l’existence du racisme. Sauf que « racisme » est ici une catégorie d’interprétation unifiant à peu de frais les phénomènes et non pas une catégorie d’identification du réel de la discrimination à laquelle les gens sont brutalement confrontés.

Car quel est le réel de cette ségrégation, de cette division au nom des identités ? C’est la division sociale du travail dans le cadre du capitalisme mondialisé.

Cet identitarisme racialiste a pour corollaire la critique du dit « néocolonialisme » et s’inscrit dans une optique de « déconstruction » de type « décoloniale ».

Or cela pose pour moi un gros problème. La « race » comme catégorie politique du racisme est véritablement née me semble-t-il avec le « colonialisme ». De façon symétrique, la catégorie de « racisé » est donc elle-même liée à celle de « néo » et « décolonialisme ». Dans les deux cas, ce sont des catégories historicistes. Pourquoi ? Parce qu’elles prétendent renvoyer à quelque chose de structurel dit « racisme systémique » et non pas à l’identification d’une séquence politique précise. Or cela revient à recouvrir le réel de la conjoncture politique présente par les coordonnées d’une séquence historique d’hier.

Revenons un instant sur ces séquences historiques d’hier. En particulier : de quoi le colonialisme a-t-il été le nom ?

Le colonialisme a été le nom pris par le partage du monde par les puissances impériales qu’étaient la France, la Grande-Bretagne, l’Allemagne, la Belgique et quelques autres, à la fin du 19ème siècle. A ce titre, le colonialisme est indissociable du nationalisme qui est précisément la forme prise par la concurrence impérialiste des grandes puissances après l’émergence de l’Etat moderne.

Le colonialisme a succédé à la longue époque de l’esclavagisme, plus précisément de cette figure singulière de l’esclavagisme qu’a été la Traite négrière, qui ne tenait plus en particulier après la Révolution française mais aussi après la guerre de Sécession aux Etats-Unis parce qu’elle était intrinsèquement articulée au système politique monarchiste, et du fait de la révolte des esclaves de Saint-Domingue pendant la Révolution française. Dans l’espace de la Traite négrière, l’esclave était un noir se caractérisant par son extériorité pure et simple à l’humanité, par sa non-humanité, rendant possible de faire de lui la propriété d’un maître. C’est parce que l’esclave n’est pas envisagé comme un être humain, n’est pas inclus dans l’humanité, qu’il peut être la propriété d’un autre humain. Le colonisé, noir ou non, était quant à lui non plus envisagé comme extérieur à l’humanité mais comme un homme inférieur, un sous-homme, c’est-à-dire un humain appartenant à une race biologiquement inférieure à la race blanche, justifiant l’exploitation des colonisés sous la forme d’une mission civilisatrice. La race est donc une catégorie d’inclusion paradoxale dans l’humanité.

La traite négrière ne relevait donc pas à proprement parler du racisme, qui est plutôt une invention coloniale post-esclavagiste. D’ailleurs, il faut rappeler que la lutte contre l’esclavagisme a été un argument de légitimation du colonialisme. Dans les colonies africaines, les enfants apprenaient à l’école des missions catholiques que les gentils colons blancs les avaient sauvés de l’esclavage, de celui des méchants maîtres arabes en particulier.

Vous le voyez, même historiquement, il faut être précis sur l’identification de ce qui a eu lieu et ne pas s’empresser de tout placer sous le l’étiquette commode d’un éternel racisme. Même ce que je viens d’établir là n’est qu’une entrée en matière de ce qu’il faudrait étudier amplement de façon plus élaborée.

Mais qu’est-ce que le terme de décolonialisme occulte ou recouvre exactement ? Ce qui est occulté, c’est le passage du colonialisme comme ancienne forme du partage du monde du temps où les pays ouest-européens étaient les grandes puissances mondiales à un monde caractérisé par l’hégémonie de l’impérialisme américain et sa de domination sans partage du monde après la guerre froide. On est donc passé du partage coloniale à une forme de domination sans partage après l’effondrement du bloc de l’est mettant fin à la guerre froide. Or ce n’est pas par le moyen d’administrations coloniales que les Américains ont exercé cette domination. C’est d’abord, me semble-t-il, par le déploiement des troupes militaires américaines partout dans le monde, sur tous les continents, en particulier à la faveur de la seconde guerre mondiale, dont le corollaire a été le grand déploiement des puissantes multinationales ainsi que de grandes organisations internationales telles que le FMI. Je proposerai donc au moins provisoirement de dire qu’on est passé du colonialisme au multinationalisme, c’est-à-dire du partage colonial du monde entre les quelques anciennes grandes puissance devenues depuis et à la faveur de deux guerres mondiales particulièrement dévastatrices des puissances secondaires, à un multinationalisme sans partage opérant l’internationalisation de la chaîne de production sous domination américaine. C’est ce multinationalisme qui a été la substructure de la mondialisation du capitalisme après la guerre froide.

Le multinationalisme se compose donc, dans ma description provisoire : de la présence militaire américaine sur l’ensemble des continents du monde s’accompagnant tout à la fois des services secrets et du dispositif des guerres américaines ; des grandes organisations internationales dites « d’aide au développement » telles que le Fond Monétaire International et la Banque Mondiale ; de la mondialisation de la chaîne de production chapeautée par de gigantesques multinationales ; du règne sans partage du dollar comme équivalent général pour l’ensemble des échanges financiers et commerciaux internationaux.

A cela s’ajoute depuis quelques années l’émergence de nouvelles stratégies, en particulier russes et chinoises, visant un nouveau partage du monde dans le cadre d’une concurrence renouvelée des grandes puissances, entre puissance américaine installée et puissances montantes, tout particulièrement la Chine, mais aussi la Russie, l’Inde, le Brésil ou l’Afrique du Sud. Ce sont des stratégies à identifier dans leur singularité, notamment le primat de l’emploi de mercenaires pour la Russie et la centralité de l’échange commercial pour les Chinois via les nouvelles routes de la soie ainsi que la construction de grandes infrastructures dans les pays d’Afrique en échange de l’installation de leurs usines. C’est bien à un nouveau partage du monde entre grandes puissances à laquelle on assiste petit à petit, qui a toutes les chances de se solder, comme pour le colonialisme en 1914, par une nouvelle guerre mondiale.

C’est donc toute cette réalité-là qu’il faut travailler à identifier au mieux, accumuler les informations disponibles de façon à se faire une idée la plus nette possible de ce qui a lieu, le terme de « colonialisme » ne nous aidant nullement dans cette tâche mais introduisant au contraire de fâcheux contre-sens historiques et politiques.

De la même façon, le terme de « racisés », outre l’horreur du nom, vient recouvrir la nouvelle réalité ouvrière mondiale telle que déterminée par l’internationalisation de la chaîne de production, l’existence, donc, des ouvriers du monde ou, pour reprendre le terme d’Alain Badiou, des prolétaires nomades. Par ailleurs, il faut bien voir que cet usage retourné, intériorisé, de catégories issues du colonialisme, comme « race », « tribu », « ethnie », etc., fait aujourd’hui d’immenses ravages dans les populations des anciennes colonies. On a ainsi entendu dans une Assemblée récente de l’Ecole des Actes combien les populations du Mali en sont venues ces derniers temps à recouvrir le réel absolument terrible de la guerre qui ravage le pays depuis 2013 par l’assignation de responsabilités racialistes du type « c’est la race des peuls qui provoque la guerre ». Il est donc plus qu’urgent de fonder une critique renouvelée de ces horribles catégories, une critique des ravages de leurs usages contemporains. Une critique de ce que l’identitarisme consiste à conformer les situations à un schéma identitaire qui leur est en fait extrinsèque afin de ne pas avoir affaire au réel intrinsèque de ces situations. Et pourquoi ne pas vouloir avoir à faire à ce réel ? Parce que ne se pose pas alors pour les populations la question de leur capacité politique de paix dans ces situations. Lorsque l’élément identitaire devient surdéterminant, c’est la subjectivité de guerre qui l’emporte.

On touche là à un point crucial. L’opposition entre universalisme et identitarisme a profondément à voir avec la guerre et la paix et ce tout à fait autrement qu’à travers l’opposition entre violence et pacifisme.

Subjectivité de paix n’est pas synonyme de pacifisme. Il ne s’agit pas d’être contre la guerre en général comme posture morale surplombant les réalités politiques, mais de faire de la construction de la paix l’enjeu central d’une politique d’émancipation égalitaire contemporaine.

Je propose même de substituer une analytique historique conçue en termes d’opposition entre universalisme et identitarisme à l’analytique historique aujourd’hui dominante et consensuelle de type violence versus pacifisme. Je proposerai ici une sorte de fresque significative de ce déplacement analytique.

Si on fait un tableau des quelques grands noms de l’histoire politique moderne à l’aune de l’analytique dominante et consensuelle, alors on aura Robespierre, Saint-Just, Toussaint-Louverture, Moïse, Dessalines, Lénine, Staline et Mao d’un côté et Mandela, Gandhi et Martin Luther-King de l’autre. Mais si on substitue à cela une analytique opposant politique universaliste à politique identitariste, alors le tableau est tout à fait différent : Toussaint Louverture se verra opposé à Moïse et Dessalines, bien qu’ils aient été tous les trois les immenses dirigeants de la révolte des esclaves de Saint-Domingue. Toussaint-Louverture soutenait que la prospérité de l’île était conditionnée par la capacité des noirs et des blancs à vivre et travailler ensemble une fois l’esclavage abolie, ainsi qu’à la poursuite des échanges commerciaux de ce qui deviendra Haïti avec la France et l’Angleterre, alors que Dessalines et Moïse soutenaient une hypothèse explicitement identitaire et criminelle consistant à massacrer et chasser la totalité des blancs de l’île et rompre toute relation commerciale avec le monde blanc, faisant donc la promotion d’un isolationnisme forcené. Cette opposition est importante, car permet de souligner un point crucial : tous les tenants de l’identitarisme décolonial sont en quelque sorte des héritiers de Dessalines et Moïse et absolument pas de Toussaint Louverture ! Ils se situent dans la lignée des hypothèses identitaires criminelles qui ont historiquement beaucoup affaibli de l’intérieur les mouvements abolitionistes ainsi que, plus tard, les mouvements de luttes de libération nationale…

En opposant universalisme politique et identitarisme, on obtient cette fois le tableau suivant : d’un côté, Robespierre, Saint-Just, Toussaint-Louverture, Lénine, Mandela, Mao et Martin Luther-King ; de l’autre, Moïse, Dessalines, Staline et… Gandhi.

Eh oui, Staline et Gandhi, dans le même sac !! Staline identitariste du fait de la centralité du référent national induit par la thèse du « socialisme dans un seul pays » et par la promotion d’un internationalisme politique sous direction étroitement soviétique. Pour ce qui concerne Gandhi, j’invite fortement tout le monde à lire le livre très éclairant de l’intellectuelle indienne Arundhati Roy : Le docteur et le saint : la confrontation Ambedkar-Gandhi, que l’on trouve dans Mon cœur séditieux aux éditions Gallimard. Il faut savoir qu’il y avait chez Gandhi un fond de racisme au sens strict du terme. Lorsqu’il était en Afrique du Sud, il a été jusqu’à écrire une lettre aux autorités expliquant que les Anglais et les Indiens « sont (je cite) tous deux de souche commune, dite indo-aryenne », en s’indignant de ce que les Anglais obligent les Indiens comme lui, éduqués, à entrer dans la poste par la même porte que les Noirs plutôt que par celle des Anglais ! Il n’était pas contre la ségrégation raciale de l’Apartheid en tant que telle, qui commençait à se mettre en place. Le problème de Gandhi, la raison pour laquelle il est si mal connu, vient de ce que c’est un personnage politique au fond assez trouble et insaisissable, capable de dire tout et son contraire au fil du temps et selon les interlocuteurs auxquels il a affaire, faisant preuve d’un sens de l’opportunisme extrêmement poussé et élaboré. Mais le point crucial ici que je me bornerai à souligner est qu’il soutiendra toujours l’existence du système des castes indiennes, même s’il prétendait vouloir travailler à l’égalité des castes entre elles, ce qui est politiquement un point de pure inconsistance, car il n’y a pas de séparation de castes sans hiérarchie de caste. A ce titre, Gandhi a une pleine responsabilité dans le ralliement consensuel actuel autour du système de castes en Inde. On découvre d’ailleurs en lisant le très important livre d’Arundhati Roy qu’existait, face à Gandhi, un autre dirigeant politique qui lui, bien que fort oublié aujourd’hui, avait eu le courage de mettre en cause le système des castes contre Gandhi : Ambedkar. A mettre, donc, dans notre tableau, du côté universaliste.

 

Une fois ces quelques points succinctement établis, cet immense champ d’étude ouvert et ces quelques propositions formulées, reste une immense question philosophique, une question géante : racisme ou non, on a affaire partout sur la planète, dans des modalités différentes, à des formes de stigmatisation de toutes sortes. Partout et peut-être depuis toujours existent des fragments d’humanité qui sont envisagés par d’autres fragments d’humanité comme séparés, moins importants voire inférieurs et méprisables, un mépris largement enrobé dans nos contrées par le sentiment humanitaire – on est passé sur ce point de la mission civilisatrice coloniale à la mission humanitaire multinationale… Partout existent des groupes humains maltraités, brimés pour des motifs identitaires, qu’il s’agisse d’identité nationale, religieuse ou raciale… La question géante de type philosophico-anthropologique est la suivante : pourquoi est-ce comme ça ? Pourquoi cette sorte d’universalité paradoxale de l’anti-universalisme identitaire, malgré toutes les impasses existentielles, individuelles et collectives, malgré les désastres politiques auxquels tout cet identitarisme conduit invariablement ? Pourquoi ce besoin intrinsèquement mortifère de séparation identitaire à l’intérieur de l’humanité ?

Cette grande question, il faut s’y confronter. Je crois que cela a à voir avec ceci que l’humanité doit être conçue comme fondée sur un vide et non sur un plein. Ce vide est singulièrement un vide d’identité fondamental. Elle n’est pas l’expression de la plénitude d’une identité préconstituée. L’humanité a beau être une espèce animale, on ne peut déduire de son identité d’espèce telle que scientifiquement établie une grande loi fondamentale de la vie humaine.

C’est donc ma première thèse : l’humanité est fondée sur un vide et non sur un plein.

Or ce vide inhérent à l’espèce humaine, je soutiens qu’il a un caractère intrinsèquement traumatique. C’est là ma deuxième thèse. Il va s’agir d’expliquer pourquoi.

Ma troisième thèse, qui tente de répondre à la question géante, est que l’identitarisme est la principale figure de tentative de conjuration du vide traumatique en lui substituant des identités pleines et en apparence sécurisantes.

Revenons sur ces thèses une par une, de façon succincte en s’en tenant à l’essentiel :

1/ Pourquoi l’humanité est-elle fondée sur un vide et non sur un plein ? Ce vide, c’est l’absence d’identité fondamentale commandant la vie humaine sous la forme d’une Loi naturelle. Il n’y a pas de Loi naturelle de la vie humaine. Et ce parce qu’il n’y a pas de sens préconstitué de la vie humaine. Un tel sens préconstitué est rendu impossible par l’absence radicale de sens de l’être même, de l’être en tant qu’être. On ne peut pas remonter à un sens de l’être – une sorte de grande Loi de la Nature – dont on pourrait déduire la Loi naturelle de l’humanité sous forme d’un sens constitutif de l’existence humaine. Autrement dit, le vide constitutif de l’humanité a partie liée au vide constitutif de l’être même. Le vide suture l’humanité à l’être, donc aussi bien à son être, sous le signe de l’absence de destin, marqué par l’inexistence de déterminisme comme de causalité finale. Le vide est la marque d’une contingence radicale à laquelle il faut toujours revenir si on ne veut pas se fourvoyer sur ce qu’il en est de notre humanité.

2/ Pourquoi ce vide a-t-il un caractère intrinsèquement traumatique pour l’humain ? Parce ce que ce qui gouverne la vie humaine est aussi bien une exigence de sens, une exigence de raison d’être, de raison de vivre. La confrontation au réel du vide fait de l’humanité un projet à inventer, une tâche créatrice et non un état donné. Le vide est une sorte de fondement paradoxal, un fondement d’absence de fondement sur lequel s’appuyer. L’exigence de sens se donne de façon particulièrement brûlante dans l’exigence morale. S’il n’y a pas de Loi naturelle supérieure, comment distinguer à coup sûr le bien et le mal, comment même être assurer qu’ils existent, qu’est-ce qui nous garantie que le crime est un crime, qu’est-ce qui nous protège de l’arbitraire le plus total, du scepticisme et même du nihilisme le plus radical ? Par ailleurs, la vérité existe-t-elle ? Une telle notion a-t-elle ne serait-ce qu’un sens ? Si elle n’en a aucun, pourquoi la question même de la vérité s’impose-t-elle à nous de façon si constante et brûlante au point de s’avérer si paradoxalement constitutive de notre être ? Et si on suppose l’existence et le sens de la notion de vérité, cette vérité n’est-elle pas en elle-même néant ? On semble être acculé entre vide sceptique de vérité et vérité nihiliste vide, entre néant de vérité et vérité du néant. On le voit, c’est l’espace symbolique même dans lequel s’inscrivent tous les êtres humain qui est constitutivement troué par le réel de ce vide traumatique.

3/ Pourquoi l’identitarisme ? Parce que les identités sont autant de fictions qui viennent boucher le trou de ce vide traumatique. Les identités sont des fictions de sens. Le problème est qu’en bouchant ce trou par des identités imaginaires, c’est toute la violence intrinsèque du vide inhérent à l’humanité qui rejaillie dans la vie collective sous une forme autodestructrice. Sur ce point, je vous renvoie à la passionnante analytique des identités proposée par Alain Badiou dans l’Immanence des vérités, chapitre C3. C’est une analytique très fine de ce point précis.

 

 

Bilan des discussions :

(Interventions importantes en particulier de Judith Balso)

La grande question est de savoir si on a la possibilité d’imposer une vraie discussion sur ces sujets, de mener une solide contre-offensive, à partir d’un point d’extériorité radicale aux courants idéologiques dominants, ou si ce courant est pour l’heure si puissant, si consensuel, avec des gens si massivement prompts à suivre le courant comme chiens crevés au fil de l’eau que la seule position tenable est finalement une sorte de stoïcisme, de capacité d’indifférence envers toutes ces brutales et stupides calembredaines. Dans les deux cas, cette extériorité n’est tenable qu’à la condition d’un travail en pensée très actif de mise à distance des espaces idéologiques envahissants.

 

A propos des spectateurs de théâtre qui analysent les éléments de mise en scène à travers la grille de l’idéologie identitariste dominante (qui s’indignent de voir un acteur noir jouer un personnage de valet…) : au lieu de prendre la situation dans son ensemble – quel est le sujet de la pièce ? – on en extirpe des éléments pour les juger et on retombe alors immanquablement dans le moralisme. Et d’abord, qu’est-ce que c’est que ce partage entre noirs et blancs ? Ce sont ces spectateurs qui assignent d’eux-mêmes les acteurs à leur couleur de peau, en faisant totalement abstraction du contexte réel de la mise en scène, avec le manque le plus éhonté de probité intellectuelle. Tout cela est franchement une horreur.

Par ailleurs, toute la création théâtrale elle-même se résume de plus en plus à ça actuellement : les identités de « genre », les identités d’afro-descendants, etc. C’est consensuel parce que tout le monde est identitariste. Pas seulement la gauche. Ça ne fait pas démarcation. Il faut tout de même renvoyer ça au fait que ce sont des courants dominants. Demander aux gens si ça ne leur pose pas de problème d’être pris dans ce qui est consensuel : qu’est-ce que vous croyez mettre à distance en parlant comme des perroquets à la mode ? Montrer qu’il est plus intéressant de se déplacer que de suivre le courant.

 

Une objection à mon intervention : les identités, ça existe. Alain Badiou traite ce point dans S’orienter dans la pensée, s’orienter dans l’existence, p. 616-633. En particulier, p. 627 : Dans « identité » il y a toujours deux choses : une dimension d’affirmation créatrice ; une dimension négative de se distinguer de l’autre. Or l’identité négative est souvent indispensable pour refuser de se plier à l’intégration, à l’assimilation.

Par ailleurs, dans l’hypothèse d’un monde qui soit un seul monde, l’existence d’une identité différente est créatrice. Un tel monde doit être complet et non pas privé de sa composante noire.

Pour en revenir au théâtre, il est bien qu’il y ait sur scène ce qu’il y a dans la salle. S’il y a des noirs dans la salle, parmi les spectateurs, il faut qu’il y en ait sur scène. On considère que dans notre monde il faut qu’il y ait tous ces gens-là.

 

L’humanité est une construction tributaire de ce que l’humanité décide qu’elle soit.

Il y a deux points importants :

1/ L’humanité est une tâche.

2/ C’est toujours une orientation d’elle-même qui oriente l’humanité.

Cela constitue un angle critique très fort de tout ce dont on parle. On peut en effet poser à toutes ces idéologies la question : vers où nous amènent toutes ces représentations ? C’est la question qu’il faut poser pour critiquer ces idéologies.

 

Il y a par en particulier dans l’écologisme l’idée que l’humanité doit se supprimer elle-même. Cela signifie l’absence de confiance dans tout projet collectif. C’est la conséquence de l’effondrement des projets collectifs.

 

Entrée possible pour une contre-offensive contre les idéologies dominantes : montrer ce à quoi elles conduisent comme avenir de l’humanité. Ce ne sont pas seulement des descriptions de la situation mais des prescriptions sur ce que doit être l’humanité selon elles.

Ecrire un petit texte conçu comme une carte de visite : y formuler nos objections aux courants dominants en indiquant comment ça conduit à une vision désastreuse de tout destin collectif positif de l’humanité.

Dans une version risible, si on suit un article publié récemment dans le journal Le Monde relatant la parution de deux ouvrages de neuroscientifiques Thierry Ripoll et Sébastien Bohler, cela conduit à la nécessité d’enlever le cerveau des humains pour sauver la planète !

Notre critique bougerait alors un peu : c’est l’idée d’affirmer que si on ne compte pas le nombre de douches qu’on prend, c’est qu’on a une autre idée de l’humanité. Composer un texte assez solide et en même temps assez drôle.

 

Lectures pour poursuivre ce travail.

Freud : Moïse et le monothéisme (qui tourne autour de la question de quoi l’humanité est capable en termes de désastre car rien ne la pousse vers un chemin plutôt qu’un autre). Également : Totem et tabou ; Malaise dans la civilisation

Einstein/Freud : Pourquoi la guerre ?

Pessoa : Ultimatum. (Traduction des éd. des Mille et une nuit). Il s’agit d’une déclaration déchaînée du poète contre tous ceux qui dans le monde intellectuel ont conduit à la guerre de 1914.

Peut-être : David Graeber et David Welbrow : Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité.

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