Ce texte, écrit et présenté par Sally Viquesnel dans le cadre de l’atelier de philosophie Archégalité, propose les termes d’une pensée contemporaine renouvelée de l’amour et de la différence des sexes, dans le cadre d’une critique sans concession du féminisme bourgeois contemporain.
L’amour comme facteur de différenciation
Samedi 19 février 2022
Je souhaitais commencer, pour travailler la question de la différence des sexes, par l’amour ; l’amour comme lieu où la différence des sexes peut être traitée autrement que sous le signe de la séparation des sexes ou de la négation de leur différence.
Car je pense que dans la question de la différence des sexes, ce qui manque aujourd’hui est une idée de l’amour capable d’orienter, d’être un appui pour les amants, notamment dans les épreuves que toute histoire d’amour traverse. Dans la désorientation actuelle, ces épreuves sont très souvent pensées comme des impasses à taire ou à fuir, que ce soit dans une poursuite ou dans un arrêt de la relation – ce qui a bien évidemment des conséquences très douloureuses pour les amants. Peut-être existe-t-il une impossibilité de certains amours, mais toute impasse ne peut pas être systématiquement ramenée à une telle impossibilité.
L’idée de l’amour, qui manque et qu’il nous faut faire grandir aujourd’hui, doit pouvoir s’appuyer sur des éléments positifs de l’histoire de l’humanité et réussir à ne pas retomber dans les figures actuelles qui circulent sur l’amour et les sexes. C’est pourquoi il me semblait important, dans un premier temps, de tenter de penser ces figures, afin de pouvoir mieux mettre à distance le scepticisme et le féminisme actuels et de dégager quelques orientations possibles pour commencer un travail plus affirmatif sur la question de l’amour et de la différence des sexes.
Pour parler du féminisme, je commencerai donc paradoxalement par parler de l’amour. Paradoxalement, car on ne peut pas dire que les féministes soient connues pour leurs essais ou leurs énoncés sur l’amour. Une telle question n’a de fait presque jamais été traitée par les féministes. D’un côté, beaucoup y voient un sentimentalisme féminin ou une forme de naïveté vis-à-vis de laquelle il faudrait adopter une attitude critique pour plus de crédibilité. Comme l’avoue par exemple bell hooks, une auteur féministe américaine : « Nous n’avons pas pleinement abordée notre intense aspiration à l’amour, de peur que cet aveu ne compromette notre image de féministes puissantes et accomplies ». Pour d’autres, l’amour est une aspiration qui vient directement en contradiction avec les idées féministes qu’elles revendiquent, étant avant tout un lieu de domination – particulièrement s’il s’agit de relations hétérosexuelles. Cela explique l’émergence actuelle de ce qui est nommé le lesbianisme politique, terme qui ne qualifie en rien un désir ou un amour homosexuel, mais bien plutôt une décision – qualifiée de politique – de sortir des relations avec les hommes – en faisant comme si les relations homosexuelles constituaient en soi une résolution des questions de l’amour[1].
Cependant, malgré cette très faible place laissée à la question de l’amour – qu’il soit hétérosexuel ou homosexuel –, il faut noter – et ce n’est pas anodin – la publication récente de plusieurs livres écrits par des féministes sur cette question : notamment Révolution amoureuse. Pour en finir avec le mythe de l’amour romantique de Coral Herrera Gómez et Réinventer l’amour. Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles de Mona Chollet. Ces écrits témoignent d’une présence importante des questions qui touchent à l’amour aujourd’hui, un désir d’amour qui prend une place telle qu’il oblige certaines féministes à s’emparer de ces questions. De fait, il ne peut être nié que la recherche de l’amour accapare les vies de beaucoup de personnes aujourd’hui, marquées qu’elles sont par des déceptions amoureuses, des rencontres qui n’introduisent à aucune histoire, une augmentation des séparations et des divorces. Ces déceptions affaiblissent subjectivement de nombreuses personnes et précipitent bien souvent les gens dans le scepticisme actuel, porteur des seules idéologies qui émergent au milieu de la grande désorientation qui règne sur la question de l’amour aujourd’hui. Il ne s’agit pas du tout ici de tenir les gens responsables d’une telle situation et encore moins de nier l’existence actuelle de l’amour. L’amour existe, mais il souffre grandement d’un manque d’appui solide, d’une pensée forte capable d’offrir une autre idée de l’amour. Ce manque laisse toute la place aux figures actuelles de l’amour-sceptique, qui participent à une désorientation, douloureuse pour tous, mettant à mal notamment la possibilité d’une confiance dans l’autre. C’est pourquoi il est essentiel qu’une autre orientation sur l’amour émerge en face de celles, faibles et terribles, que proposent, entre autres, les féministes aujourd’hui.
Mais au-delà de cette actualité littéraire, si je veux commencer par parler de l’amour, c’est que je soutiendrai que c’est précisément ce que les féministes veulent ou plutôt ce qu’elles doivent, d’une manière ou d’une autre, nier pour soutenir leurs propos. Car l’amour est le lieu de la butée sur le réel de ce qu’elles cherchent à nier : la différence des sexes. C’est un lieu qui marque l’illusion des revendications des courants LGBTQI actuelles d’une auto-détermination complète des sujets, quant à leur sexe et leur existence.
Pour commencer, je vais essayer de dégager deux figures de relations amoureuses qui prédominent aujourd’hui, toutes deux marquées par le scepticisme de notre époque et que je regrouperai donc sous le terme d’amour-sceptique.
Je montrerai ensuite comment la critique de quelque chose de l’ordre du conservatisme dogmatique, le patriarcat, enferme les féministes dans une homogénéité à cet amour-sceptique.
Dans un troisième temps, je tenterai de montrer que ce qui est finalement nié par l’amour-sceptique et les féministes – et ce qu’il va falloir traiter pour sortir des impasses des figures actuelles de l’amour –, c’est la différence des sexes. Je m’appuierai pour penser ce point sur un texte d’Étienne Bimbenet extrait du Complexe des Trois Singes.
Enfin, je terminerai par dégager quelques principes capables d’appuyer une nouvelle idée de l’amour, surmontant les impasses de ses figures actuelles.
L’amour-sceptique
Commençons par identifier les deux figures de l’amour au temps du scepticisme.
Ces deux figures ne sont pas à prendre strictement comme des modèles existants, comme deux groupes bien distincts de relations ou encore comme l’expression d’aspirations conscientes des individus, mais davantage comme des tendances qui peuvent travailler au sein d’une même relation.
Le non-engagement
La première de ces deux tendances est celle du non-engagement. Dans une étude intitulée La fin de l’amour. Enquête sur un désarroi contemporain, la sociologue Eva Illouz s’est intéressée à ces relations qu’elle qualifie de négatives. Négative n’est pas à entendre chez elle comme un jugement moral. Ce que permet d’identifier ce qualificatif, est ce qui travaille dans ces relations, c’est-à-dire le choix négatif. Contrairement au choix positif, qui nomme une décision du sujet, le choix négatif, pour Eva Illouz, consiste dans le choix de ne pas choisir. Cette modalité de choix négatif consiste, selon elle, « au nom de la liberté et de la réalisation personnelle, à refuser ou éviter tout engagement, toute attache ou toute relation, ou à s’en retirer. » (La fin de l’amour, p.33) Selon cette idée, « la liberté de chacun [s’exercerait] dès lors par le droit de ne pas s’engager dans une relation, ou celui de se désengager d’une relation […] à tout moment. » (Idem, p.36) Sa thèse est qu’il existerait donc désormais une nouvelle catégorie de choix qui définirait un nouveau type de relation, le non-amour : « nouvelle forme de subjectivité où le choix s’exerce à la fois de manière positive (vouloir, désirer quelque chose) et de manière négative (se définir par l’évitement ou le rejet réitéré de relations, être trop indécis ou ambivalent pour désirer, vouloir accumuler tant d’expériences que le choix perd de sa pertinence émotionnelle et cognitive, mettre un terme à des relations de manière répétée comme pour s’affirmer et affirmer son autonomie). » (Idem, p.30)
C’est ainsi que les sites de rencontre, davantage créés dans leurs formes premières comme des lieux de rencontres amoureuses, se sont très vite transformés en lieux de l’étalage des possibilités de relations à très court terme. « Coup d’un soir », « plan cul », « casual sex » ou encore « casual dating » sont autant de termes qui fleurissent pour parler de ces relations qui cherchent à ne pas en être. Elles reposent, selon Illouz, sur les injonctions actuelles « à être libre et autonome […], à réaliser son potentiel caché, à optimiser son plaisir. » (Idem, p.) Elles s’inscrivent dans la peur de passer à côté de quelque chose, de se fermer des portes en s’engageant, plutôt que de rester dans l’ouverture des possibilités. Une femme interrogée par la sociologue explique ainsi : « J’ai rompu avec un type il y a une semaine après l’avoir fréquenté pendant 4 mois ; il avait décidé qu’il devait continuer à laisser les options ouvertes ». (Idem, p.) Raturant le fait que la rencontre de l’autre est en droit infinie, cet homme ne pensait pouvoir trouver de multiplicité que dans la multiplicité des autres rencontres possibles. Tout engagement est alors avant tout pensé ici comme un renoncement à cette multiplicité. Ce qui se dégage des entretiens de cette enquête, ce sont les conceptions très figées de l’autre – et donc de la relation qu’il est possible d’avoir avec lui. Quand certains choisissent leur partenaire en fonction des activités qu’il aime faire, d’autres le choisissent selon une certaine compatibilité sexuelle ressentie dès les premières relations intimes. Comme si ce qu’il était possible de saisir de l’autre, à l’instant de la rencontre, était l’autre tout entier. C’est ce qui découle du concept sur lequel les sites de rencontre ont été construit : l’autre peut être choisi en fonction de caractéristiques connues qu’il peut présenter sur un profil, telle une liste (centres d’intérêt, activités favorites, films préférés,…). Le désir pour ce que l’autre porte d’inconnu et les transformations subjectives qu’implique toute rencontre sont niés dans cette conception finie des sujets. L’autre pourrait être très rapidement saisi et il faudrait donc toujours pouvoir se réserver le droit de partir pour aller voir s’il n’y a pas mieux ailleurs.
Bien que le livre d’Illouz soit plus de l’ordre du constat que d’une proposition, il a ceci d’intéressant qu’il cherche à travailler l’articulation entre l’amour, le choix et le capitalisme : comment se déplace la question de l’amour au sein du capitalisme et de sa pensée de la liberté comme choix entre plusieurs possibilités existantes ? Ainsi, sans suggérer de lien de causalité direct entre les deux, elle oppose deux périodes du capitalisme en parallèle desquelles elle distingue deux périodes sur la question amoureuse.
La première est ce qu’elle appelle la période moderne dans laquelle le capitalisme repose sur les notions de hiérarchie, de contrôle, de contrat et d’assurance vis-à-vis des risques. À cette organisation du capitalisme répond, dans l’ordre amoureux, une conception de l’amour comme engagement contractuel : le mariage.
Aujourd’hui, elle soutient qu’émerge de nouvelles conceptions du capitalisme qui favorisent le non-engagement pour permettre de s’adapter plus rapidement à l’incertitude : la flexibilité, la possibilité de se retirer d’une transaction à tout moment, de rompre facilement un contrat… Ce qu’elle appelle relations négatives, marquées par le choix négatif, s’inscrivent dans cette nouvelle ère.
Cette conception est de fait probablement celle qui est la plus marquée par la froideur des rapports commerciaux, de la recherche du bon produit. Illouz cite une autre femme interviewée : « Une simple réflexion, dit-elle : dans le roman Dans la lumière de Barbara Kingsolver, il y a une scène où la protagoniste principale et son mari font leurs courses dans une boutique discount. Tout est très bon marché et produit en série à l’autre bout du monde. Les clients prennent des marchandises et les reposent dans les rayons avec désintérêt ou consternation. Ils veulent quelque chose, le désir fait partie de leur projet, mais ils ne savent tout simplement pas ce qu’ils veulent, et n’ont en fait pas vraiment besoin de ce qu’ils voient. Pourtant ils continuent à faire leurs courses, parce que ce n’est pas cher. Cette scène m’a fait penser au comportement typé des rencontres sur Internet, on se voit, on se laisse tomber […]. La recherche de partenaires s’est transformée en une entreprise entièrement personnelle, qui repose sur le choix, les besoins et la valorisation de sa propre identité, un peu comme on achète de nouveaux vêtements. […] Ainsi si vous rencontrez quelqu’un dans la vraie vie, vous pouvez “l’essayer“ pendant un moment, puis le reposer dans les rayons sans explication, ce qui est extrêmement blessant et déroutant. » (Idem, p.234) On voit bien ici la violence d’une telle conception des rencontres amoureuses. Ce non-engagement, s’il peut rassurer dans un premier temps, puisqu’il permet de garder la maîtrise et de ne pas prendre le risque qu’implique toute rencontre de l’autre recouvre bien souvent un réel plus dur. La question du pas d’après, de l’engagement, se pose évidemment bien souvent dans ces relations. Elle se pose et elle est toujours difficile, puisqu’elle oblige à se déclarer, à avouer sa dépendance à l’autre, dans l’incertitude de sa réponse en retour. Loin de donner une quelconque liberté aux gens, ce type de relations, on le voit souvent, accaparent entièrement les individus sans leurs donner quelconque force ou courage dans la situation. Nous pouvons nommer cette première orientation : scepticisme quant à l’amour.
Bien que cela ait pour conséquence un scepticisme également du côté du désir, ce qui fait malgré tout le plus défaut ici c’est l’idée que l’amour puisse être capable de ne pas être la mort du désir, la monotonie de la vie à deux… C’est donc dans l’idée de conserver quelque chose de l’ordre du désir que les relations amoureuses sont successivement rejetées. Mais le désir tourne ici à vide faute d’être orienté par l’amour.
L’installation
Face à cela, la deuxième figure actuelle de l’amour est ce que j’appellerai l’installation. Ces relations se caractérisent par une pensée de l’amour comme processus marqué par des étapes précises (installation ensemble, mariage ou PACS, achat d’un logement…). Il ne s’agit pas ici de rejeter en soi toutes les étapes qui peuvent marquer une histoire d’amour. Ce qu’il s’agit surtout d’affirmer, c’est que ces étapes sont aujourd’hui hétérogènes à la question de l’amour et à son processus propre. Elles viennent donner, de l’extérieur, un projet de vie aux amoureux, sans que celui-ci se constitue de l’intérieur de l’amour et des points qu’il a à traiter. Il peut en être de même pour la question des enfants aujourd’hui. S’il existe un véritable désir d’enfant chez de nombreuses femmes et d’hommes, je pense malgré tout que beaucoup de grossesses s’inscrivent aujourd’hui davantage comme une étape qu’il convient de réaliser lorsqu’on est en couple, plutôt que comme un désir traité de l’intérieur de la singularité d’une histoire d’amour – que chaque histoire devrait donc pouvoir véritablement traiter de manière différente.
Il y a dans la réalisation de ces étapes la recherche de rendre effectif l’amour, de le sécuriser par son attestation sociale et familiale, de circonscrire l’incertitude de l’autre et de toute relation amoureuse par un chemin tracé et connu de tous. Or une telle conception de l’amour ne peut qu’étouffer la singularité de chaque rencontre et celle du désir de chacun des deux amants. C’est précisément ce qui conduit à l’idée très répandue aujourd’hui que le désir, à l’intérieur d’une relation amoureuse, ne peut que s’éteindre un jour ou l’autre. C’est ce que soutient une journaliste du Monde, Maïa Mazaurette, dans sa chronique sur l’amour et la sexualité. Reprenant les propos du Petit éloge du désir de la romancière et essayiste Belinda Cannone, elle explique ainsi la nécessaire diminution du désir – souvent évalué par la sexualité – entre deux personnes au fil du temps : « Les magazines féminins et les sociologues de tout poil, dit-elle, ne cessent d’expliquer comment relancer un désir qui s’est usé − ce que, si nous sommes honnêtes, nous savons tous être impossible : désir mort ne revivra jamais durablement et, du reste, qu’il se dissipe n’est pas une maladie qui se guérirait mais sa condition naturelle. » (« Sexualité : on ne se désire plus, et alors ? », Maïa Mazaurette, 2 mai 2021) Cette diminution du désir s’explique, selon la journaliste, par ce qu’elle appelle le sentiment de proximité. Ce sentiment proviendrait du fait de trop bien connaître l’autre, autrement dit d’en avoir fait le tour. Pour terminer cette triste conception sur une note malgré tout optimiste, elle fait la proposition de résolution suivante du problème : « Il faudrait corriger la proposition : le désir ne disparaît pas. Il se déplace. Rien (à part la monogamie) ne nous empêche de retomber amoureux, d’être pris d’une passion foudroyante pour notre collègue de bureau, de nous laisser embarquer dans un formidable élan érotique, et de nous retrouver à 4 heures du matin, cœur battant, incapables de parvenir à nous rendormir. Nous n’avons pas besoin de divorcer pour avoir accès à tout ça − nous n’avons même pas besoin de priver nos conjoints de la tendresse qu’elles et ils méritent. […] Il suffit de prendre des amants, soit par le biais de l’infidélité, soit en ouvrant le couple. Il suffit de regarder un film dont le héros nous fait craquer, de laisser son regard se faire happer dans un parc, de s’inscrire sur une appli de rencontre. Il suffit, pour celles et ceux qui n’ont aucune envie d’expériences extra-conjugales, de réinjecter dans le couple le désir trouvé (et non consommé) ailleurs : un tiers des Français a déjà pensé à une autre personne que leur partenaire pendant les rapports sexuels (IFOP/Gleeden, 2014) − certains appelleront ça de la trahison, mais on peut aussi parler de sublimation… » (« Sexualité : on ne se désire plus, et alors ? », Maïa Mazaurette, 2 mai 2021)
Si ces propositions semblent formulées à la légère, elles sont terribles et il faut bien prendre au sérieux le scepticisme quant au désir dont elles témoignent. Cette conception du désir est assez répandue et nombreux sont ceux qui pensent que si la jeunesse doit être plutôt animée par un désir qui ne doit pas s’encombrer de l’amour, la maturité se caractérise par l’installation dans l’acceptation que l’amour doit souffrir la disparition progressive du désir. Si la jeunesse donc peut et doit être le temps des découvertes multiples et du non-engagement, il arrive un âge où il convient de se ranger ; entendez : où il convient de ranger son désir dans sa poche et d’apprendre à faire des compromis et des concessions. De fait, le désir, qui vient souvent bousculer l’amour dans sa stabilité, est pensé ici avant tout comme une menace et c’est donc la conformation à un projet de vie qui doit venir, de l’extérieur, orienter et structurer toute histoire. Si la première orientation relevait donc d’un scepticisme quant à l’amour, cette deuxième relève d’un scepticisme quant au désir.
Mais là encore, le scepticisme quant au désir est également un scepticisme quant à l’amour, puisque dans les deux cas, ce qui est absent c’est la dimension infinie du désir et la capacité de l’amour à le travailler, à l’éclaircir, de manière en droit infinie.
L’une des raisons de la forte adhésion à la figure de l’installation de l’amour aujourd’hui est, je pense, la violence de la situation. Ce rabattement est d’autant plus répandu, que les vies de chacun manquent de projets singuliers capables de les orienter – que ce soit dans le travail, la politique, l’art, etc. Face à la dureté et l’aridité de cette situation, la tentation de se construire un refuge, un lieu protégé de celle-ci est grande. Mais il faut affirmer que si pour l’humanité ce renoncement des amoureux est terrible, il l’est tout autant pour l’amour lui-même. Car l’amour ne peut souffrir cette coupure d’avec le monde. Il doit, au contraire, toujours chercher à être un point d’appui, d’où il soit possible de ne pas se sentir écrasé par les lois de la situation, mais à partir duquel un travail de transformation de celle-ci puisse être construit. L’amour ne peut se construire dans l’illusion de pouvoir s’épargner les grands problèmes de son époque.
J’aimerai faire ici un premier point sur la question du désir, trop souvent entendu aujourd’hui et confondu avec les termes d’envie, de besoin, de fantasme, de plaisir ou d’attirance. La singularité du désir est qu’il est tout à la fois désir de l’autre, d’un certain autre, mais il pose également pour chacun la question de son existence et de son sens. La dimension infinie du désir est que la réponse à ces grandes questions est toujours encore à donner, à réaliser, à inscrire dans le monde par le sujet.
Les deux formes d’amour qui viennent d’être exposées reposent toutes deux sur la question des intérêts du sujet dans la relation. Que celle-ci soit longue ou courte, finalement, il y est mis un terme lorsque l’un des deux amants identifie qu’il n’y a plus d’intérêts. À l’opposé de cette conception capitaliste de l’amour, il faut affirmer que l’amour véritable comporte nécessairement un désintéressement fondamental.
L’amour chez les féministes
Intéressons-nous à présent à la pensée de l’amour chez les féministes.
La première chose qu’il faut dire est qu’une très large partie des féministes ne se sont jamais intéressées à la question de l’amour. Encore aujourd’hui, la parution de textes sur cette question est rare et l’orientation principale quant aux relations aux autres est largement homogène à la notion d’intérêt individuel développé juste avant. Nombre de courants féministes et LGBTQI valorisent eux aussi la liberté sexuelle ou amoureuse, sous les noms de polyamour, de couple libre ou autres. L’idée sous-jacente est que l’amour n’est qu’une illusion venant enjoliver la domination et qu’il faut affirmer en face de cela une liberté totale de l’individu à avoir les relations sexuelles qu’il désire, sans entrave.
D’autres auteurs ont publié récemment des livres sur la question. Ces livres se concentrent sur l’amour hétérosexuel, comme si, encore une fois, l’amour homosexuel n’était pas à penser, puisqu’il serait sans problème. Deux livres ont ainsi étaient publiés en 2021 : Révolution amoureuse. Pour en finir avec le mythe de l’amour romantique et Réinventer l’amour. Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles. Dans les deux cas, ces livres témoignent d’une volonté de faire fusionner amour et politique : l’amour y est pensé comme un lieu politique où une bataille serrée doit être menée pour l’égalité. Ce qu’il peut y avoir d’amour dans la durée est marqué par une grande méfiance vis-à-vis de l’autre, puisque la domination des hommes sur les femmes est toujours susceptible de ressurgir. Par conséquent, le conseil est environ celui-ci : dès qu’une femme ne se sent pas bien dans une relation ou qu’elle n’a plus de désir, elle doit partir.
L’amour comme lieu du patriarcat
Dans ces deux livres féministes, on retrouve tout d’abord l’idée que l’amour est un lieu où se joue le patriarcat. L’enjeu fondamental des féministes dans l’amour est donc d’extraire et de rejeter le patriarcat qui le ronge de l’intérieur. Pour l’en sortir, deux solutions : fuir les hommes qui ne sont pas féministes ou s’attaquer, dans la relation, aux traits patriarcaux que les hommes portent. Une chose que nomme le patriarcat est la pensée selon laquelle tout individu est avant tout un effet de ce système. Indépendamment de sa volonté, nombre de ses actions sont donc avant tout à penser comme les résultats du système patriarcal. Pour comprendre cette idée d’effet du système, je reprendrais ce qui a été abordé lors du dernier cours, la récupération par les théories du genre de l’interpellation chez Althusser. Le fait que ces théories annulent la liberté du sujet qui se trouve interpellé, c’est-à-dire annule sa décision de se retourner suite à son interpellation, implique que le ralliement du sujet aux appareils idéologiques d’État est pensé, par elles, comme une assignation répressive et absolument nécessaire du sujet dans une place établie par le système. Selon cette conception, tous les actes, toutes les décisions du sujet – indépendamment de sa volonté – ne peuvent être que l’effet de cette place et, de ce fait, porteurs de domination pour les hommes. Cette notion, et les idées qu’elle transporte avec elle, participe à un sentiment de méfiance des gens entre eux et envers eux-mêmes. Qu’ils désirent transformer les choses ou non, ne change rien à l’affaire. J’appellerai sentiment de méfiance la crainte selon laquelle on peut toujours être trompé, par l’autre ou par soi-même, en reproduisant malgré nous ce qu’on cherche à éviter.
Pour Mona Chollet, qui a écrit, malgré tout, le plus intéressant des deux livres, le désir des amants serait avant tout marqué par le patriarcat qui érotiserait « la domination et la soumission » (Réinventer l’amour, p.58). Toute rencontre serait donc menacée par nos propres fantasmes d’infériorité des femmes et de supériorité des hommes contre lesquels il faudrait se battre. Ou plutôt, toute rencontre serait menacée par les fantasmes masculins contre lesquels les femmes, victimes, devraient se battre. Car telle reste toujours la place des femmes, celles de victimes de la situation.
Pour comprendre ce qui est fondamentalement en jeu pour ces auteurs, il faut réussir à éclaircir le terme – utilisé à tout va, mais très rarement défini – de patriarcat. Ce que permet le terme de patriarcat, c’est finalement trois choses.
La première est de pouvoir renvoyer, sans véritablement le penser, le capitalisme aux hommes et d’excuser les femmes par leur place de victimes. Dans son livre, pour penser les inégalités hommes-femmes dans les relations amoureuses, il est frappant de voir que les figures masculines sur lesquelles Mona Chollet a décidé de s’appuyer sont toujours entièrement internes au capitalisme : des colons prenant des « petites femmes » du pays colonisé au temps des colonies, de grands capitalistes, comme le producteur de cinéma Harvey Weinstein, ou encore des hommes violents, chez qui, bien souvent, l’amour est gâté par l’idée de la propriété de l’autre qui peut aller jusqu’à la possibilité de son anéantissement. Les difficultés de l’amour sont donc entièrement renvoyées aux hommes et à la violence patriarcale dont ils seraient porteurs.
Le patriarcat permet de nommer le capitalisme sans véritablement traiter le problème qu’il constitue, sans chercher à penser qu’il puisse exister autre chose, puisque l’opposé du patriarcat, n’a pas nécessairement à être antagoniste au capitalisme. La plupart des situations n’est donc pas traitée en tant que s’y jouent des rapports capitalistes, mais en tant que s’y joue la domination masculine. Cette substitution est justifiée par le fait que le patriarcat serait antérieur au capitalisme. Mais ce qu’elle permet fondamentalement, c’est de ne pas penser la corruption des femmes par le capitalisme lui-même. Elles n’en seraient que des victimes, mais non des actrices. Pour Mona Chollet, le lien que fait Eva Illouz entre les relations amoureuses et la rationalité capitaliste « aboutit à légitimer et à conforter dangereusement les tendances masochistes inculquées aux femmes. Tourner en dérision le souci de la “préservation de soi“, dire à ses lectrices que “le chemin de l’amour passe pas un dévouement total et sans compromis“ […], au risque de les livrer pieds et poings liés à des partenaires maltraitants », ce qui est pour elle criminel. (Réinventer l’amour, p.212) De même, voici la thèse de lecture du monde de Gómez : « Les hommes possèdent la majeure partie des terres, de l’argent et des moyens de production et de communication. Et nous, les femmes, nous sommes moins bien payées et souffrons plus de précarité et d’exploitation au travail. […] On notera d’ailleurs que la plupart des femmes multimillionnaires le sont par héritage paternel ou par mariage, et non parce qu’elles auraient réussi à thésauriser autant de ressources qu’un homme multimillionnaire. Cet accaparement des ressources et du pouvoir par quelques hommes est la principale cause de la pauvreté et de l’inégalité. C’est aussi la raison pour laquelle les hommes les plus nantis sont ceux qui comptent le plus de femmes dans leur entourage […] Les femmes tentent de sortir de la pauvreté par le mariage, prisonnières du piège de l’amour romantique qui leur fait croire qu’elles sont somme toute des princesses en puissance, dignes d’être découvertes, aimées et emmenées dans un palais où elles n’auront plus jamais à subir l’angoisse de la précarité et la pauvreté » ! (Révolution amoureuse, p.53) Un tel éloignement du réel est effroyable. Qu’il existe une prostitution, dans la rue ou dans certaines relations, qui soit liée à une extrême pauvreté, cela est vrai – beaucoup de femmes qui arrivent aujourd’hui en France, notamment de pays d’Afrique, et qui se trouvent très isolées y sont très souvent confrontées. Mais il faut différencier cette prostitution liée à une nécessité de survie des rapports prostitutionnels que certaines femmes acceptent d’avoir pour se mettre au plus près de richesses ou de pouvoir. En fusionnant ces deux situations distinctes, Gómez cherche à excuser les femmes en niant toute décision de leur part dans les situations qu’elles traversent en raison d’une grande pauvreté qui les marquerait toutes. Or, on le voit aujourd’hui avec l’arrivée de plus en plus de femmes venues seules de pays d’Afrique pour changer leur vie : même dans des situations de grandes pauvretés certaines femmes sont capables de fermes décisions pour orienter le cours de leur existence – au plus loin de la posture de victime dans laquelle beaucoup de féministes aimeraient les voir. Ce refus de penser la corruption des femmes par le capitalisme – qui prend certes une forme différente de celle des hommes, plus souvent liée aux relations sexuelles et aux mariages –, ce refus donc, permet aux féministes, sans le nommer, de se réserver le droit d’y prendre leur propre part. Tout en renvoyant le patriarcat aux hommes, Gómez réduit la question du capitalisme à celle de l’argent et garde ainsi la possibilité de revendiquer leurs intérêts dans les relations amoureuses, leur droit à profiter de la vie et de l’amour, l’importance de ne pas perdre son temps dans des relations compliquées, le devoir des femmes d’exercer leur pouvoir dans les relations aux autres,… Le patriarcat permet donc aux féministes de se réserver le droit d’obtenir une part du gâteau capitaliste ; d’où le fait que les revendications féministes actuelles soient très souvent tournées vers l’obtention de ce que certains hommes, plutôt bien placés dans le monde, ont déjà. Si on fait un petit retour en arrière dans l’histoire, il faut quand même rappeler l’origine du féminisme, qui a toujours été lié aux progressistes luttant contre les communistes en proposant un réaménagement du capitalisme, notamment grâce au droit. Au moment de la Révolution russe, Alexandra Kollontaï écrivait ainsi des textes contre les féministes-bourgeoises qui cherchaient à rallier les ouvrières à leur cause et leurs intérêts, dans une complète indifférence aux situations réelles que celles-ci rencontraient. Pour s’opposer à leurs revendications, Kollontaï déclarait que le prolétariat « n’a pas de place pour une guerre entre les sexes », que « la libération des femmes fait partie de ses objectifs » et qu’il ne doit pas faire la même erreur que les féministes-bourgeoises de « nier la différence entre femmes et hommes ». (« Le mouvement féministe et le rôle de la femme travailleuse dans la lutte des classe », p.222 et 227)
Ce que le patriarcat permet deuxièmement aux féministes, c’est de pouvoir s’installer dans une attitude pseudo-progressiste, en rejouant la critique du conservatisme dogmatique. Ce que recouvre le patriarcat est en effet bien plutôt quelque chose de l’ordre du conservatisme dogmatique passé que du conservatisme sceptique actuel : critique du mariage, de la supériorité des hommes qu’il institue dans la relation, de l’idée de chef de famille,… Cette critique permet d’autant mieux de rallier les personnes au monde tel qu’il est, qu’il présente celui-ci comme le début d’un autre monde possible suite à celui du conservatisme dogmatique. Contre le patriarcat et la violence qu’il entraîne, les deux auteurs féministes prônent ainsi un amour sans souffrance. Gómez ouvre d’ailleurs son livre, tel un manifeste, ainsi : « Nous sommes de plus en plus nombreuses à ne plus vouloir souffrir par amour. Nous ne nous sommes pas encore libérées de la douleur et nous n’avons pas encore trouvé la formule pour être heureuses, mais nous sommes conscientes que le romantique est politique et que d’autres modes de relation, d’autres façons d’établir des liens, de s’organiser et de s’aimer sont possibles. Nous qui refusons de souffrir par amour, nous sommes en train de faire la révolution amoureuse dans une perspective féministe : nous mettons sur la table la nécessité de réinventer le mythe romantique pour moins souffrir et mieux profiter de l’amour. » (Révolution amoureuse, p.9) Ce qui est nommé romantisme, bien que non défini dans ce livre, regroupe quelque chose de l’ordre d’une construction de l’amour selon des essences masculines et féminines, où la domination et la soumission seraient sous-jacentes. De même, le livre de Chollet étant largement concentré sur les violences conjugales – sans qu’il s’y dégage beaucoup de points d’affirmation – tend vers quelque chose de l’ordre d’un amour sans souffrance – sous-entendu, sans la souffrance due au patriarcat. L’idée est finalement que les femmes auraient assez souffert et qu’elles devraient désormais apprendre à prendre soin d’elles. Ce qui ressort de cet amour sans souffrance, c’est un lissage de tout et une recherche du plaisir et du profit de la vie. Ainsi pour Gómez : « Pour cesser d’être amoureuse, il est essentiel d’avoir en tête une chose claire : s’il n’y a pas d’amour, ou s’il y a de l’amour, mais que la relation ne fonctionne pas, alors il vaut mieux rompre. » (Révolution amoureuse, p.106) Et pour Chollet : « Aimer l’amour, l’aimer vraiment, implique aussi d’apprendre à ne pas s’acharner. Et de savoir reprendre son chemin – même en trébuchant. » (Réinventer l’amour, p.214) Le refus de la violence et de la souffrance est tel que même s’agissant des séparations il faudrait apprendre à les faire avec amour : « L’art de se séparer avec amour : comment prendre soin de soi quand arrive la fin. Se séparer avec amour est un art qui requiert beaucoup d’aptitudes relationnelles et pas mal d’entraînement », dit Gómez ! (Révolution amoureuse, p.100) Évidemment l’idée de l’amour est très vague s’il se doit d’envelopper jusqu’à la séparation… Mais finalement, ce que cela veut dire, c’est que c’est l’intérêt dans la relation qui doit primer sur l’amour : même si l’amour est encore là, si ça ne va pas pour vous, que ça vous prend trop d’énergie, que la situation est trop compliquée, alors partez trouver mieux ailleurs ! L’adhésion au conservatisme sceptique apparaît dans ce lissage de toute chose, dans ce désir d’absence de conflit, de souffrance, d’intolérance, dans ce refus de tout passage difficile que comporte toute vie, dans ce rejet de toute idée d’événement capable de transformer à jamais qui nous sommes. Ne vous battez pas, acceptez le monde tel qu’il est, sans violence : ou comment faire adhérer au capitalisme par des caresses. Tout ce que Gómez renvoie à l’illusion et au mythe de l’amour constitue en réalité la puissance de celui-ci. Selon elle, il faudrait : cesser de croire que l’amour peut changer la vie, cesser de ne pas prendre soin de son moi avant tout, cesser d’agir sans penser à la finitude de la vie (« Notre énergie, dit-elle, est limitée et notre temps est compté […]. Nous ne pouvons pas les gaspiller dans des relations qui nous empêchent d’être nous-mêmes, dans lesquelles nous devons nous dissimuler, nous refouler, nous mutiler nous aussi. » (Révolution amoureuse, p.59)), cesser de croire qu’on peut sortir des luttes de pouvoir. Cela aboutit finalement à penser que les clés des relations amoureuses sont : la communication et la négociation ; termes du capitalisme de la négociation non négociable. « Voici la stratégie qu’on devrait tous utiliser pour obtenir ce qu’on désire, sans violence et sans blesser les gens, dit Gómez : la négociation. Autrement dit : utiliser l’assertivité pour communiquer nos désirs ou nos besoins. […] Lorsqu’on parvient à communiquer sur ce mode d’attention bienveillante, à s’exprimer avec sincérité et en prenant soin de l’autre et de soi-même, il est alors possible de parvenir à un accord, de céder sur certaines choses, de permettre à l’autre de céder sur d’autres, de faire en sorte que personne ne soit lésé et que chacun soit aussi heureux que possible des accords trouvés. » (Révolution amoureuse, p.88)
La troisième conséquence de la notion de patriarcat est de plonger les gens dans une méfiance vis-à-vis des autres et de prôner une lutte infinie pour faire sa place dans le monde. Là encore, les solutions sont réduites à ne pouvoir être trouvées qu’à une échelle individuelle. De fait, si l’histoire est pensée comme celle de la domination des hommes sur les femmes, si cette domination est bien antérieure au capitalisme – et que donc penser un autre monde possible, différent du capitalisme, n’y changerait rien –, alors toute sortie du patriarcat semble bien compliquée. Et finalement, la conclusion est que si les choses ont une telle ampleur, alors faire des choses à sa petite échelle, c’est déjà pas mal, puisque, que les choses puissent véritablement changer un jour, rien n’est plus incertain.
Afin de trouver une issue aux idéologies dominantes actuelles sur la question de l’amour, il faut saisir ce qui, par elles, est systématiquement nié : la différence des sexes.
La négation de la différence
Reprenons rapidement une à une les différentes formes de l’amour qui sont en jeu aujourd’hui et voyons comment la différence radicale des sexes s’y trouve niée.
Commençons par l’amour-bourgeois, puisque les idées actuelles sur l’amour en gardent des traces. Cette conception de l’amour, constituée par le conservatisme dogmatique, repose sur l’idée que l’amour doit être interne au mariage – idée qui était tout à fait nouvelle aux 18-19ème siècles. Bien que dans la pratique, cela n’ait pas souvent été le cas, l’idéologie était celle-ci : les relations valorisées et autorisées étaient celles qui se déployaient dans le mariage. Le couple, et la famille qu’il allait constituer, devaient être l’unité de base de l’accumulation du capital. Dans l’amour-bourgeois, la différence des sexes, bien que pensée, l’a été pour être neutralisée : si différence des sexes il y a, la vie du couple doit être orientée par les décisions du mari, la femme suivra.
L’amour-sceptique comme installation, tient beaucoup de l’amour-bourgeois, mais il a été modifié par les transformations de la vie du côté des femmes. Si quelque chose de l’égalité y est donc souvent recherché, cela se fait selon l’idée d’une identité entre les hommes et les femmes : tous deux sont capables et doivent faire les mêmes choses, à parts égales ; l’idéal de l’amour étant pensé comme moment de partage des mêmes désirs, des mêmes conceptions, de l’envie des mêmes choses,…
Dans l’amour-sceptique comme non-engagement, la rencontre de l’autre étant absente, la différence des sexes peut être esquivée. Je reprendrai ici ce que Lénine a dit un jour (propos rapportés par Clara Zetkin) à propos de l’idée circulante dans la jeunesse russe dans les années 1920 quant à une certaine liberté amoureuse à laquelle la Russie de l’après révolution ouvrirait.
« Vous connaissez certainement cette fameuse théorie, selon laquelle la satisfaction des besoins sexuels sera, dans la société communiste, aussi simple et sans plus d’importance que le fait de boire un verre d’eau. Cette théorie du verre d’eau a rendu notre jeunesse complétement folle. Elle a exercé une influence néfaste sur un grand nombre de nos jeunes gens et de nos jeunes filles. […] Cette célèbre théorie du verre d’eau, je la considère comme tout à fait antimarxiste et même antisociale. Dans la vie sexuelle, agissent non seulement les facteurs naturels, mais aussi les facteurs culturels, quel que soit le degré de développement où ils sont parvenus. […]
Certes, quand on a soif, on veut boire. Mais est-ce qu’un homme normal, placé dans des conditions normales, consentirait à se coucher dans la boue et à boire dans les flaques d’eau de la rue ? Boira-t-il dans un verre, dont le bord a été sali par d’autres ? Mais le côté social est le plus important de tous. Boire de l’eau est un acte individuel. L’amour suppose deux personnes. Ce qui implique un intérêt social, un devoir vis-à-vis de la collectivité.
En tant que communiste, je n’ai pas la moindre sympathie pour la théorie du verre d’eau, même quand elle arbore cette belle étiquette de “libération de l’amour”. D’ailleurs, cette libération de l’amour n’est plus une chose nouvelle, pas plus qu’elle n’est communiste. Rappelez-vous qu’elle a été prêchée dans la littérature au milieu du siècle dernier, comme l'”émancipation du cœur”. Dans la pratique de la bourgeoisie, cette “émancipation du cœur” s’est révélée en fait comme l'”émancipation de la chair”. La prédication était faite, à cette époque, avec plus de talent qu’aujourd’hui. Je ne puis juger à quel point elle reste en accord avec la pratique. Ce n’est pas que j’aie l’intention de prêcher l’ascétisme. Pas le moins du monde. Le communisme n’apportera pas l’ascétisme, mais la joie de vivre, la force, entre autres, par la satisfaction complète du besoin d’aimer. Mais je suis d’avis que cet abus des plaisirs sexuels que l’on constate en ce moment n’apporte ni la joie, ni la force. Il ne fait que les diminuer. A l’époque de la Révolution, c’est grave, très grave ! »
Souvenirs sur Lénine, Clara Zetkin, Janvier 1924
Enfin pour les féministes, la différence des sexes constitue pour eux l’un des problèmes centraux. Chez ceux qui croient encore à quelque chose de l’amour, l’égalité qui doit y être recherchée tend à la minimisation des différences, synonymes d’inégalité et donc toujours susceptibles de faire ressurgir la domination. Chez ceux pour qui l’amour n’est qu’illusion, la différence des sexes doit tout simplement être niée.
Pour approfondir ce point de la négation de la différence des sexes, largement acceptée – bien qu’à des degrés différents – par ceux qui se revendiquent d’un progressisme sur la question des sexes aujourd’hui, je m’appuierai sur un texte d’Étienne Bimbenet extrait de son livre Le Complexe des Trois singes. L’intérêt de ce texte est qu’il ne cherche pas à contredire ou critiquer directement les théories qui soutiennent l’absence de différence entre les sexes, mais à comprendre les conditions, acceptées par eux, pour qu’un tel discours soit possible aujourd’hui. Son analyse permet de mettre en évidence les impasses d’une telle pensée.
La négation de la différence des sexes, Bimbenet
Le texte de Bimbenet cherche à penser la radicalisation, qu’une seconde vague du féminisme a opérée dans les années 1990, en affirmant l’absence de différence des sexes. Pour bien comprendre cette radicalisation, effectuée par ce qui est souvent appelé le post-féminisme, commençons par reprendre rapidement le mouvement féministe qui l’a précédé. Ce qui est généralement appelé première vague du féminisme est souvent situé dans les années 1970, cependant, je ferais l’hypothèse qu’il est très semblable en réalité au féminisme bourgeois auquel se confronter déjà Alexandra Kollontaï en Russie au début du 20ème siècle. Ce mouvement a été à l’origine d’une dénaturalisation de la différence des sexes, en affirmant une distinction entre sexe et genre : le premier relevant de la nature ; le second de la culture. L’idée était ainsi d’affirmer qu’il n’existait aucune essence naturelle capable de justifier les inégalités entre les hommes et les femmes. Pour reprendre les concepts développés dans ce cours, on peut dire que ce mouvement s’est construit sur la critique du conservatisme dogmatique et plus précisément sur la critique de l’idée que l’existence des individus des deux sexes serait prescrite par des essences féminine et masculine. Au milieu du 20ème siècle, ces critiques se sont nourries de nombreux travaux anthropologiques et ethnologiques, afin d’affirmer la diversité et donc la contingence de l’organisation de la différence des sexes dans les sociétés.
Le mouvement de radicalisation du post-féminisme des années 1990 a voulu s’attaquer au point qui persistait et sur lequel il était encore possible de s’appuyer pour affirmer la différence des sexes. Pour supprimer tout possible surgissement d’inégalité entre les sexes, c’est donc ce résidu d’existence de la différence des sexes, laissé à la nature, que les post-féministes se sont empressés de nier. Rejouant la critique du conservatisme dogmatique, en affirmant aller plus loin, ils voulaient désormais, non seulement nier la nécessité de l’existence de deux genres, mais nier également celle de deux sexes. La radicalisation à laquelle ils ont procédé peut donc s’énoncer comme suit : « Le sexe biologique lui-même, en tant qu’il est un effet de pouvoir, ne peut être distingué du genre. Il n’est plus question d’un genre “au-delà“ du sexe ou d’une construction socio-culturelle du masculin et du féminin autonome à l’égard du biologique. Il s’agit fondamentalement de déconstruire la différence sexuelle elle-même, en montrant qu’elle n’est pas une réalité biologique donnée, mais le produit de jeux de langage dualistes et d’une science hétéronormative. » (Idem, p.178) Pour que la culture ne puisse pas s’affirmer comme écho d’éléments naturels, il fallait, selon eux, affirmer que ce qui est naturel est culturel, que le sexe est de part en part de la culture, donc du genre. L’enjeu était de supprimer toute possibilité d’ancrage de l’idée de différence des sexes dans le réel. Et, d’ailleurs, tout ancrage tout court dans le réel, puisque selon Butler, « Le “réel“ et le “naturel“ sont des lieux ontologiques fondamentalement inhabitables ».
Ce point devra faire l’objet d’un développement plus important lors d’une prochaine intervention, mais il faut noter que dans les théories du genre la question de l’existence réelle des sexes est ramenée à celle de leur existence biologique. Le réel est pensé comme étant du biologique, du naturel et il s’agit pour ces théories d’affirmer que ce biologique n’est finalement que du langage, qu’il n’existe rien hors du langage. L’articulation nature/culture du conservatisme dogmatique est en quelque sorte maintenue – seul le déterminant a changé : ce n’est plus la nature qui détermine la culture, mais la culture qui détermine ce qui est pensé comme relevant de la nature, voire ce qu’est la nature elle-même. Car en effet, il y a finalement dans ces théories une recherche de justification ou de refondation dans la nature de l’absence de différence des sexes (d’où l’importance des corps dans les mouvements LGBTQI et de l’inscription sur eux de l’indifférenciation sexuelle). Les théories du genre restent donc enfermées dans le couple nature/culture et dans l’idée d’un nécessaire parallélisme entre les deux. C’est pourquoi il y a une nécessité de faire retour sur la nature pour y trouver ou y inscrire la pure multiplicité des sexes. La singularité de la capacité humaine à ne pas être entièrement liée à la nature n’est pas pensée.
À l’inverse, l’un des déplacements qu’impose la notion de réel – articulée à celles d’imaginaire et de symbolique par Lacan – est de penser que l’existence humaine a cette singularité d’être toujours déjà nouée à deux éléments radicalement différents : le corps et le langage. Le corps : même si l’humanité a pris de grandes libertés sur lui, il n’en reste pas moins qu’il impose un donné avec lequel nous devons composer. Le langage : ce dans quoi nous baignons directement. Il n’existe pas de nouveau-né naturel, uniquement biologique, sur lequel viendrait se poser, tel des habits, des éléments de culture ; de même, il n’y a pas du réel, puis du symbolique. La question de la vérité des sexes n’est pas à chercher dans un effeuillage d’habits culturels à la recherche d’un réel nu et vrai. L’existence de la différence des sexes est à rechercher dans les nœuds de l’existence des hommes et des femmes.
Alors que la première vague du féminisme reconnaissait une existence des sexes et faisait du genre une construction, la seconde vague pense donc également le sexe comme construction : « La différence sexuelle n’est rien de réel » ; « elle n’est pas » ; « elle est un effet de pouvoir […]. Elle n’a aucune consistance intrinsèque qui puisse peser de l’extérieur sur le langage ou la science. Elle se résorbe sans reste dans le genre. » (Idem, p.181) De fait, selon Butler, « le sexe est, par définition, du genre de part en part » ; « les sexes sont construits, jusque dans leur matérialité, par le genre ». Il n’y aurait donc pas de réel de la différence des sexes, il n’y aurait que du langage. Il faut bien comprendre ici que par ce mouvement de retrait du réel effectué par les théories du genre, le langage erre. Il peut, arbitrairement, être tout et son contraire. En déclarant que le sexe est de part en part du genre, il est entièrement ramené dans le langage et peut, de ce fait, être tout et n’importe quoi, puisqu’aucune butée sur le réel ne l’en empêche. C’est ainsi que certaines personnes des mouvements LGBTQI s’autorisent, par le simple fait du langage à se déclarait comme binaire, non homme, non femme[2]. Par cette idée du langage, l’individu est dans l’illusion d’être le seul maître de qui il est et de ce qu’il peut faire, niant ainsi toute la difficulté des questions existentielles, du sens et de la réalisation de son existence dans le monde. L’arbitraire du langage, c’est-à-dire le langage sans réel, est un langage de l’imaginaire.
L’intérêt de la démarche de Bimbenet est qu’il n’est pas une critique de la critique, c’est-à-dire une attaque frontale des théories du genre. L’idée, pour lui, n’est pas d’entrer en dialogue avec ce qui ne relève pas du même registre, puisque ces « théories », toutes théories qu’elles se nomment, ne sont ni philosophiques, ni scientifiques. La problématique de Bimbenet n’est donc pas de réaffirmer le biologique de la différence des sexes contre l’affirmation de leur inexistence par ces théories, mais bien plutôt d’« expliciter l’attitude [au niveau subjectif] qui est [celle du discours post-féministe] lorsqu’il assume cet énoncé : il n’y a pas de différence sexuelle. […] Qu’une certaine épistémologie puisse aujourd’hui contester certains énoncés scientifiques avec autant d’autorité qu’un courant religieux opposant par exemple son créationnisme à la biologie de l’évolution, voilà qui est au moins digne d’étonnement et d’attention. » (Le complexe des trois singes, p.176)
Ce qu’il faut avant tout comprendre c’est que ces théories s’installent dans le langage, dans le langage comme enjeu de pouvoir et comme arbitraire, puisque sans réel. Au-delà de la culture et des catégories métaphysiques d’essences, ce à quoi il faut désormais s’attaquer, selon elles, c’est à la science, à la science comme pur langage et expression d’un pouvoir. Ce sont ces critiques, à la fois de la philosophie, de la science, mais aussi de toute pensée systématique, qui permettent de comprendre le côté brumeux de ces théories. Ce qui rend difficile la compréhension de la pensée qui se déploie par leurs énoncés – et ce qui rend, d’ailleurs, leur critique frontale impossible – c’est qu’elle ne cesse d’échapper. Cet échappement tient au fait que ces énoncés ne soutiennent aucune pensée systémique ou logique. Ils s’installent dans un arbitraire du langage où tout ce qui est dit doit être pris en soi. Les auteurs s’autorisent à avancer les énoncés un à un, selon la nécessité du moment, sans se soucier du surgissement de contradictions fondamentales entre ces énoncés. Il n’existe aucune obligation pour eux de tirer les conséquences des énoncés qu’ils avancent. Seul ce qui est énoncé en tant que tel devrait leur être attribué. Bimbenet parle ainsi d’énoncés métastables ; on pourrait aussi dire énoncés flottants, puisque rien ne les ancre : ni une logique interne au langage, ni une butée sur le réel. Chez Bimbenet, métastable signifie que ces énoncés possèdent une interprétation haute et une interprétation basse entre lesquelles il est possible d’alterner pour échapper aux apories de chacune d’elles. L’interprétation haute de l’énoncé « les sexes ne sont pas réels » est que les sexes n’ont pas de réalité autre que dans les conceptions que l’humanité se fait sur elle-même. Il s’agit là d’un idéalisme qui tend vers l’absurde ou la folie et dont la radicalité est difficilement tenable. L’interprétation basse de cet énoncé, vers laquelle il est donc toujours possible de se rabattre, est que le sexe est surtout l’importance qu’on donne aux sexes pour classer les individus. Autrement dit, s’il y a une différence des sexes, ou disons plutôt d’organes génitaux, ce qu’on nomme sexe est la place donnée à une telle différence dans nos sociétés – alors qu’elle pourrait finalement équivaloir à la différence entre ceux qui ont les yeux bleus et ceux qui ont les yeux marrons. Mais dans cette interprétation on tombe finalement dans une tautologie qui revient à affirmer que : s’il y a bien quelque chose des sexes qui existe indépendamment des conceptions humaines, alors le sexe comme importance donnée à cette différence au niveau des conceptions humaines elles-mêmes, n’est autre que ce qui était nommé, par les féministes de la première vague, le genre.
Ces deux interprétations sont ce qui donne un semblant de stabilité à un tel discours. Elles permettent, comme le dit Bimbenet, de laisser « entendre le sens fort ou “hyperconstructiviste“ (la réalité des sexes résorbée sans reste dans le genre), mais face à l’objection on peut toujours se rabattre sur le sens faible et “évident“ (la reconnaissance d’un donné biologique préalable). » (Idem, p.182)
Puisque cette radicalisation quant aux sexes touche chez ces auteurs à la nature et au biologique, c’est donc dans une critique d’éléments scientifiques que ces théories ont trouvé les arguments de leur thèse de l’absence de différence des sexes. Bimbenet étudie donc les deux principaux arguments de ce courant et c’est à partir de leur analyse qu’il parvient à comprendre le point de vue que leurs auteurs doivent nécessairement adopté pour soutenir leur thèse.
Le premier argument est d’ordre biologique et est tiré de la médecine des intersexes. Les enfants intersexes sont des enfants présentant à la naissance une indétermination sexuelle en raison de la présence chez eux d’éléments des deux sexes. Dans un texte de 1993, « Les cinq sexes », Anne Fausto-Sterling reprend les études américaines sur la médecine des intersexes des années 1950-1960. Elle décrit comment, face à cette ambiguïté sexuelle, la médecine des intersexes procède à une assignation à l’un des deux sexes. Cette auteur voit dans ce mécanisme l’expression d’un biopouvoir cherchant à réifier la bicatégorisation sexuelle à partir d’une réalité biologique qui serait en vérité modulable et foncièrement indéterminée. En s’appuyant sur l’existence des intersexes, elle montre qu’aucune des étapes de sexualisation (chromosomique, hormonale, gonadique, anatomique) ne suffit en elle-même à définir deux sexes biologiques. Les intersexes ouvriraient donc à l’idée qu’il existerait en réalité une multitude de sexes entre le masculin et le féminin. Cette prolifération des sexes rendrait donc caduque l’idée d’une différence radicale entre deux sexes. Cette idée se retrouve dans le livre Nous, de Tristan Garcia. À partir, lui aussi de l’existence des intersexes, il soutient que si l’exception qu’ils constituent « ne nie pas le caractère majoritaire des cas qui tombent sous le coup de la bidivision catégorielle (homme ou femme), elle lui interdit de s’universaliser, donc empêche la pensée d’inscrire dans la Nature même la “ligne infranchissable“. » (p.140) Ce qui frappe ici, c’est la volonté d’inscrire l’indifférence dans la nature et donc finalement de reconnaître toujours la nature comme fondement. Sur ce point, les théories du genre sont très semblable au conservatisme dogmatique qui fondait sur la nature les essences capables de déterminer les deux sexes. Ici le décalage est que dans cette nature on ne recherche plus la différence, mais l’indifférence sexuelle.
Le second argument est d’ordre éthologique et s’appuie quant à lui sur les comportements des espèces non humaines et la diversité des stratégies reproductives présente dans le vivant. L’idée cette fois-ci est d’affirmer qu’il ne serait pas possible de s’appuyer sur la nature pour démontrer la nécessité de la norme hétérosexuelle dans la reproduction, puisque de nombreuses espèces se reproduisent autrement : hermaphrodisme simultané ou séquentiel, comportements sexuels non reproductifs, etc. La reproduction en tant que telle ne permettrait pas de justifier l’existence de deux sexes distincts et de deux sexes seulement. « L’hétérosexualité à fonction reproductrice et la répartition des rôles sexuels qu’elle semblait automatiquement prescrire, apparaît comme un cas de figure parmi d’autres » (Idem, p.187), dit Bimbenet en exposant l’argument développé dans le livre L’arc-en-ciel de l’évolution de Joan Roughgarden.
À partir de ces deux arguments, le travail que se donne Bimbenet est donc de mettre à jour le point d’où un tel discours peut être tenu. Dans les deux cas, il montre qu’une même attitude est adoptée. Dans le premier, celui des intersexes, la différence des sexes est observée de l’extérieur. Elle est observée anatomiquement, physiologiquement ou encore génétiquement, mais ce qui est écarté, c’est la compréhension fonctionnelle des sexes, la fonction interne. Or, au niveau de la biologie les éléments ne peuvent pas être pris comme des objets uniquement matériels, c’est à partir de leur fonction qu’ils doivent être étudiés. Pour penser les sexes au niveau biologique, la fonction reproductive ne peut pas être écartée, puisque c’est elle qui permet de comprendre tous les éléments biologiques qui y sont reliés et c’est ce vers quoi convergent les deux sexes. Ce qui organise les différentes étapes de la sexualisation est cette fonction de reproduction, qui est inexistante chez les personnes intersexes. Si on peut parler de personnes intersexes en biologie c’est avant tout du point des éléments liés à la reproduction. Par ailleurs, comme le fait remarquer Bimbenet, c’est un regard particulier qui est posé sur les différentes étapes de sexualisation, puisque là où Anne Fausto-Sterling voit une grande multiplicité (dans laquelle aucune étape ne suffit en elle-même pour faire le sexe), un autre regard, moins abstrait, verrait en lieu et place de cette multiplicité, l’insistance de la dualité à chacune de ces étapes (XX/XY, œstrogène/testostérone, ovaire/testicule, ovule/spermatozoïde, canaux de Müller/canaux de Wolff, clitoris/pénis, grandes lèvres/scrotum,…).
Dans le deuxième argument, c’est également un point de vue extérieur qui est pris : extérieur à la vie humaine. En effet, s’il existe une diversité des modalités de la reproduction selon les espèces, cela ne remet en rien en cause le fait que, pour les mammifères que nous sommes, la reproduction a pour norme l’hétérosexualité.
Dans les deux cas, ce qui permet d’affirmer l’absence de différence est l’adoption d’un regard extérieur, non engagé, seul capable d’embrasser ensemble les diversités et de lisser les différences dans un continuum. Comme l’explique Bimbenet, l’idée d’arc-en-ciel, dans le titre de l’ouvrage d’où est tiré le deuxième argument, est une image tout à fait propre à cette idée : l’arc-en-ciel met côte-à-côte des couleurs différentes qui, vues de plus près, n’ont aucune limite et se fondent les unes dans les autres. « Dans ce panorama maintenu à bout de regard, dit Bimbenet, rien de fixe ne peut subsister à l’intérieur d’une espèce qui ne soit révoquée depuis la proposition alternative faite par l’espèce d’à côté. » Le regard extérieur, désengagé, spatialise et matérialise les différences. De ce point de vue extérieur, les frontières sont moins strictes, les différences moins marquées et les passages d’un endroit à l’autre tout à fait possible. Ce regard produit des différences soit « superficielles (rendues homogènes à d’autres par l’unité du regard qui les embrasse), soit infinitésimales (se multipliant à l’infini) ». Les catégories posées sur ce continuum pourront ainsi, toujours être accusées de mettre une limite là où il n’y a que continuité et de rater la finesse du sensible – d’où la prolifération actuelle des catégories pour multiplier les identités et les orientations sexuelles.
Pour sortir des essences, les théories du genre cherchent à s’installer dans une ouverture complète, niant toute véritable différence. Essayons de tirer à présent les conséquences qu’implique un tel point de vue lissant et extérieur pris sur les différences.
Tout d’abord, l’extériorité du regard implique un non-engagement dans sa propre vie, mais également dans celles des autres. Ce regard égalise les vies de chaque individu et impose une tolérance à l’égard des autres, quoi qu’ils fassent. Tout jugement ou discours est de fait reçu avec une grande méfiance, voire une certaine aversion, puisqu’il est toujours susceptible de faire ressurgir une différence et l’existence d’idées extérieures à l’aune desquelles il serait possible de rejeter ou accepter certaines décisions ou pensées portées par les individus. « Je n’ai pas à juger l’autre car il est d’abord “sa“ vie, autonome dans sa sensibilité et ses intérêts, souverain dans ses préférences et ses croyances. Quand la différence est simplement vue, quand elle est un spectacle que l’homme se donne sans s’y engager, quand elle est devenue la consommation indifférente de la diversité des coutumes et des croyances, elle devient différence neutre, acceptable, policée », dit Bimbenet (p.205) Loin de laisser plus de liberté aux gens d’affirmer des orientations de vie ou de pensées, cette éthique est finalement celle du conformisme des petites différences. Dans un article du Monde, qui rend compte d’une enquête sur l’amour faite auprès de collégiens et de lycéens, apparaît de manière flagrante ce conformisme venant remplacer les normes critiquées. Ainsi être un homme sis, c’est-à-dire un homme qui, se considérant homme, aime les femmes est la situation à fuir ; tandis que la bisexualité est à rechercher. Une jeune fille déclare être soulagée d’avoir confirmée, via un test sur Internet, « être bi à 70% » et être ainsi comme la plupart de ses camarades. À l’inverse, une autre se désole d’être « tellement hétéro [qu’elle] n’arrive même pas à embrasser une fille ». (« Je suis tellement hétéro que je n’arrive pas à embrasser une fille et ça me rend triste » : plongée dans les nouvelles amours adolescentes, Maroussia Dubreuil, 16 octobre 2021).
Le rapport à l’autre ne peut alors se faire que de trois manières : soit il est tolérance, qui n’est en réalité que le nom d’une véritable indifférence ; soit il est désir de traverser des expériences similaires, d’abolir les frontières par des vécus identiques ; soit il est antagonisme violent vis-à-vis de ceux se revendiquant ou mettant en évidence une différence radicale, en tant qu’ils sont toujours soupçonnés de vouloir exercer, via cette différence, un quelconque pouvoir. La différence est avant tout prise sous le signe de la guerre, la paix résidant dans sa négation et son recouvrement par le florilège des petites différences individuelles. Il existe aujourd’hui une méfiance vis-à-vis de toute position tenue. Toute affirmation singulière est soupçonnée d’être un jugement sur la vie des autres ou un désir de domination. Le scepticisme quant à la possibilité de soutenir une affirmation vraie et en partage rend de nombreuses discussions impossibles aujourd’hui, puisqu’y surgit toujours la volonté de minimiser les oppositions. Mais en réalité, plus les véritables différences sont niées ou lissées, plus la séparation avec l’autre se fait grande et violente.
Une autre conséquence de ces théories est que l’émancipation du monde tel qu’il est, y est pensée – par les mouvements LGBTQI et traitée légèrement différemment chez Butler – comme une liberté sans contrainte. Et cette liberté ne nécessiterait finalement aucune transformation du monde, mais un simple changement de regard sur celui-ci. De fait, comme le soulève Bimbenet : « les différences, une fois matérialisées ou spatialisées, ne me contraindront jamais ; elles ne seront jamais un “donné“ dont j’aurais à me libérer en lui assignant un sens mien ; déployées en face de moi, elles seront toujours relativisables, ce sur quoi le regard peut glisser pour aller voir ailleurs. » (Idem, p.194). Une telle pensée donne l’illusion « d’un monde dans lequel nous serions miraculeusement délivrés de toute différence forte. Réduit à l’état de spectacle, extérieur à tout ce que nous faisons et vivons, le donné n’y est rien qui puisse nous déterminer. Nous n’avons pas à travailler à notre émancipation : elle s’offre à nous dans la contemplation d’un monde sans feu ni lieu où je peux aller nomade, hybride, passeur de frontières, à la rencontre de tout », comme le dit Bimbenet. (Idem, p.204) Selon cette conception, il reviendrait à chacun de se détacher de l’idée qu’il est déterminé, à chacun de rejeter les catégories qui lui ont été transmises et de se rendre compte que la contrainte est une illusion. On peut prendre ici comme exemple le changement de sexe. Que cela se présente comme une nécessité pour certaines personnes de s’installer dans la position du sexe opposé est une chose, mais il y a une grande naïveté aujourd’hui à penser que cela puisse résoudre, une fois pour toute, les questions existentielles d’une personne concernant sa vie et son sexe ; de même qu’il y a un grand égarement dans l’idée qu’en changeant de sexe, une femme, par exemple, puisse devenir un homme de la même manière qu’un homme. Michel Foucault et Judith Butler se sont tous deux appuyés sur l’autobiographie de Herculine Barbin, personne intersexe de la fin du 19ème et tous deux n’y ont vu que ce qu’ils voulaient y voir : la liberté. Or ce qu’elle écrit dans ce texte est bien plus complexe, bien plus rude et bien loin de l’autodétermination que ces deux auteurs aimeraient y trouver. Élevée dans un pensionnat de jeunes filles, Herculine y a fait une rencontre amoureuse par laquelle elle a décidé de changer de sexe et de devenir un homme. Ce parcours compliqué, l’auteur le décrit avec finesse, laissant apparaître les profonds mouvements qu’il traverse quant à l’orientation de son existence, bien loin d’un simple dégagement de ce qui est socialement établi. Finalement, ce qu’affirme ces théories, qui se veulent progressistes et émancipatrices, est que la seule chose à faire vis-à-vis des inégalités est un travail sur soi, un changement de regard à généraliser à tous, car tout est en réalité déjà là : l’absence de différence des sexes et l’égalité de tous, l’absence de contrainte véritable, la liberté absolue d’être qui on désire être… Même chez Butler où la liberté vis-à-vis du genre est plus restreinte, puisqu’on ne peut que le subvertir et non s’en dégager entièrement, on retrouve cette même échelle du traitement des questions : l’échelle avant tout individuelle. Or, au contraire de ces théories, je soutiendrai que sur la question des sexes, il y a encore beaucoup de travail à faire, de choses à créer et à inventer et que le Deux de l’amour, l’art – voire parfois la politique – sont des échelles bien plus ajustées que l’échelle individuelle.
La troisième conséquence, tout à fait en lien avec la précédente, est qu’une telle réduction des différences, par l’extériorité du regard posé sur elles, entraîne un désengagement du sujet. Selon la conception dans laquelle s’installent les théories du genre aucun engagement véritable n’est possible, ni dans son existence, ni dans celles des autres et encore moins, comme on l’a vu, dans une quelconque création ou transformation de l’état des choses. Rien de ce qui est de l’ordre de l’espèce ou de l’humanité n’est repris par le sujet à son propre compte pour être réinventé. Comme le souligne Bimbenet : « Si on doit incessamment rappeler que les contraintes reproductives propres à notre espèce ne sont pas des valeurs absolues qu’il serait légitime d’invoquer dans nos choix personnels ou nos délibérations collectives ; […] il faut symétriquement rappeler au vivant humain, contre les facilités d’un regard synoptique et désengagé, que la vie est en lui un donné avec lequel, quoi qu’il arrive, on devra toujours composer. » (Idem, p.199-200) Malgré la dureté des contraintes propres à la vie humaine, leur fuite ne peut qu’être un désengagement, un refus de s’y confronter, un abandon de notre capacité à inscrire une liberté créatrice au milieu de ces contraintes. La négation de l’existence de contraintes propres aux sexes ne fait que les renforcer, car ce que nous ne travaillons pas, travaille toujours à nos dépends.
Finalement, comme l’explique Bimbenet, ce qui relève du conservatisme dogmatique et ce qui relève du conservatisme sceptique ont ceci de commun qu’ils se déploient dans l’espace d’une extériorité du sujet à son existence. Qu’elle soit déterminée extérieurement par des essences ou qu’elle soit vue de l’extérieure par le seul point où peuvent se lisser les différences, l’existence du sujet est, dans les deux cas, réduit à un plan abstrait d’où il lui est impossible de penser et de transformer le monde à partir de la référence à sa propre existence.
On retrouve donc ici plusieurs éléments qui, loin de faire des pensées post-féministes actuelles une critique, rendent nécessairement ceux qui les suivent homogènes à l’idéologie des dominants :
- Le plan d’égalisation et de négation des différences rend les individus similaires et donc, en droit, interchangeables (d’une place à l’autre, d’un poste à l’autre), renvoyant ainsi à l’équivalent général du capitalisme.
- Les rapports à l’autre ne peuvent être que d’indifférence (tolérance), d’envie (désir du même) ou de concurrence (antagonisme).
- Aucun autre monde n’est possible, ni même souhaitable, puisque tout est déjà là, tout est déjà possible si on accepte de changer de regard. Ce que disent en substance ces théories est : « si vous y réfléchissez bien, vous allez vous rendre compte que vous êtes libres ». Rien ne doit changer, rien ne peut changer sans aller dans le pire, puisque toute affirmation forte, toute entrevue d’un possible radicalement différent, est accusé de vouloir établir une nouvelle domination sur les autres.
Cette dernière affirmation qui donne un caractère immuable à toute chose fait sortir du plan historique où des événements et des transformations sont possibles. Dans le plan spatialisé où ces théories s’installent « tout est continûment et graduellement lié. » (Idem, p.206) D’où la possibilité pour les post-féministes de ramener l’histoire en un point : l’histoire est l’histoire de la domination d’une moitié de l’humanité sur l’autre.
Les principes d’une nouvelle orientation
La désorientation qui règne aujourd’hui quant à la question de l’amour est le signe que les vieilles idées sur l’amour n’ont pas véritablement été traitées et que celles qui circulent actuellement ne constituent aucun soutien face aux épreuves que toute histoire d’amour traverse. À ces difficultés aujourd’hui ne répondent que les doutes infinis et la recherche d’une preuve irréfutable qui pourrait venir les arrêter : est-ce véritablement de l’amour ? Est-ce que je l’aime ? Est-ce la bonne personne ? Est-ce une facilité ou de l’amour ? Est-ce que je ne passe pas à côté d’autres histoires possibles ? Est-ce que ces difficultés doivent vraiment être traversées ? Est-ce que la vie ne devrait pas être plus simple ? etc. etc. La vaine recherche de preuves irréfutables vient comme illusion de pouvoir trouver un point d’arrêt à la déclinaison infinie des doutes. Il s’agit du désir irréalisable d’affirmer a priori la nécessité de l’amour. La situation actuelle, dans laquelle certains voient le signe positif de l’émergence de la liberté amoureuse, affaiblie grandement les gens et les accapares dans de multiples préoccupations sur l’amour sans qui ne semble leur donner ni force, ni enchantement.
Pour donner les bases d’une nouvelle idée de l’amour, il faut parvenir à sortir des impasses de ses formes actuelles. Pour chacune d’elles, je vais essayer ici de dégager quelques orientations, encore largement à travailler, mais sur lesquelles il me semble possible de s’appuyer.
Pour sortir de l’inégalité de l’amour-bourgeois, il faut penser l’amour à partir du Deux.
L’amour doit véritablement prendre en compte la différence et le Deux. Ce que nomme le Deux, c’est l’impossibilité de réduire les deux amants à une unité dans l’amour que ce soit par la fusion (les mêmes expériences, la même vision, les mêmes désirs) ou par la somme de ce qu’ils sont chacun de leur côté (la mise en commun des expériences et des connaissances). Le Deux nomme la différence irréductible, qui fait de l’autre un être qui ne pourra jamais être entièrement saisi, connu et dont la rencontre est en droit infinie. Cette idée va nécessairement à l’encontre d’une prédominance du désir de l’un des deux amants sur l’autre et également à l’encontre de celle de propriété de l’autre, sur laquelle repose l’amour-bourgeois (possession sans partage du cœur de l’autre). Ce à quoi ouvre le Deux, c’est à la possibilité de penser le monde à partir de la différence, d’examiner et de passer certains énoncés à l’épreuve du Deux de la différence. Cela implique que l’égalité entre les hommes et les femmes ne soit ni une négation de l’un des deux amants, ni l’identité ou l’interchangeabilité des deux. Les hommes et les femmes ne doivent, ni l’un, ni l’autre, renoncer à leur désir, mais l’éclaircir dans l’amour. Je reprendrai ici les trois postulats proposés par Alexandra Kollontaï pour sortir de l’amour-bourgeois. L’amour, dit elle, doit reposer sur une :
- Égalité des rapports mutuels (sans la suffisance masculine et sans la dissolution servile de son individualité dans l’amour de la part de la femme) ; et on peut ajouter aujourd’hui, sans minimisation de sa différence par l’homme et sans refus de la sienne par la femme ;
- Reconnaissance par l’un des droits de l’autre et réciproquement, sans prétendre posséder sans partage le cœur et l’âme de l’être aimé (sentiment de propriété, nourri par la civilisation bourgeoise) ;
- Sensibilité fraternelle, art de saisir et de comprendre le travail psychique de l’être aimé (la civilisation bourgeoise n’exigeait cette sensibilité dans l’amour que chez la femme).
Dans l’amour, la différence doit être pensée comme différence de subjectivités et non d’organes génitaux, il y a donc toujours un Deux de l’amour, qu’il soit hétérosexuel ou homosexuel. Que des différences existent, malgré tout, entre les relations hétérosexuelles et homosexuelles, cela reste largement à penser.
Sur ce premier point, il revient d’une part aux femmes d’être porteuses de ce Deux, en refusant de chercher l’égalité dans leur identité aux hommes ou dans celles des hommes à elles. Elles doivent explorer leur propre désir et inventer ce qui peut exister du côté des femmes, quant à l’amour, mais également dans tous les domaines de l’existence humaine. Cette tâche a déjà été entamée par certaines femmes, mais elle reste encore largement à déployer. La question n’est pas que les femmes accèdent à ce que les hommes ont, mais bien d’inventer ce qu’elles peuvent faire en propre, de manière singulière, non pas du fait d’une essence quelconque, mais du fait de cette différence interne à l’amour. L’amour doit donner la possibilité et la confiance à chacun d’explorer cette différence et de se construire à partir d’elle. Ce point revient également, d’autre part, du côté des hommes, à un éclaircissement de la place des hommes et de celle des pères aujourd’hui. En effet, les jeunes hommes de notre génération arrivent après une génération marquée par une remise en question de la place des hommes et des pères et par de grandes difficultés dans le domaine du travail – qu’elles soient liées à des décisions individuelles ou à des situations collectives. Les jeunes hommes d’aujourd’hui sont issus de cette histoire et restent pour l’instant privés d’orientation sur ce que veut dire être un homme sans revenir à l’autorité dogmatique des grands-pères et sans rester dans la critique qu’en ont fait leurs pères de cette place des hommes et dans l’errance qu’elle entraîne. Il s’agit pour eux de trouver le pas de plus. Je pense qu’il serait intéressant de rechercher de ce point de vue du côté de l’identification et du transfert tels qu’ils ont pu être pensés en psychanalyse.
Pour qu’un Deux existe véritablement, il faut refuser l’étouffement du désir de chacun des amants. L’égalité ne peut ni être trouvée dans une négation du désir des femmes – qui échappe en partie à l’amour et au désir d’enfant –, ni dans la négation de celui des hommes – telle qu’on peut le voir aujourd’hui dans l’envie de certaines femmes de voir leur conjoint prendre la même place qu’elles, notamment à la maison et auprès des enfants. L’amour doit, au contraire, être le lieu d’un épanouissement du désir et de la singularité des femmes et des hommes. Car il est bien vrai que ce qui pourrait exister du côté des femmes constitue un véritablement manque pour l’humanité. Je reprendrais ici une phrase de Virginia Woolf : « Ce pouvoir créateur des femmes est très différent du pouvoir créateur des hommes. Et l’on est obligé de conclure qu’il serait infiniment regrettable que les femmes écrivissent comme des hommes ou vécussent comme des hommes, car si deux sexes sont tout à fait insuffisants quand on songe à l’étendue et à la diversité du monde, comment nous en tirerons-nous avec un seul ? L’éducation ne devrait-elle pas faire ressortir et fortifier les différences plutôt que les ressemblances ? Car les choses sont telles que nous ne nous ressemblons déjà que trop. » (Une chambre à soi, p.131)
Pour sortir du scepticisme quant au désir et à l’amour, il faut penser deux choses : premièrement penser l’amour comme le risque pris d’un engagement dans l’inconnu de la rencontre de l’autre et, deuxièmement, penser l’amour comme prise de distance vis-à-vis de la situation.
Premièrement, pour sortir de l’amour-sceptique, il faut repenser la notion de décision ou de choix pour la séparer de l’idée de liberté face à des possibles présents. Le choix ne doit pas être pensé dans cette forme basse qui est la discrimination ou l’alternance entre des possibilités embrassées par mon regard, tel un panel se présentant à moi. Dans la rencontre, ce qui se présente c’est l’autre, dont je ne connais rien et qui pourtant me séduit. Cette séduction, je n’en ai pas le choix, pourtant elle m’impose de décider de mon engagement ou non, de me déclarer ou non à l’autre, au risque d’avoir pour seule réponse la non réciprocité. Là réside quelque chose de la liberté du sujet : prendre une décision sur ce qui ne relève pas de notre choix. Toute la difficulté d’un tel engagement est qu’il est engagement dans l’inconnu. Rien ne peut venir, a priori, donner une assurance sur ce qu’il s’en suivra. L’amour ne peut être la recherche d’un intérêt personnel, il implique un désintéressement fondamental.
Deuxièmement, l’amour implique toujours une certaine séparation des amants de la situation dans laquelle ils se trouvent. Il fait prendre à chacun une distance sur ce qui lui semblait évident, normal, ce qui lui apparaissait comme la seule organisation possible de la vie et de l’existence. L’amour est ce qui révèle aux amants que la situation ne peut, comme telle, accueillir leurs désirs, qu’il y a une séparation entre la situation telle qu’elle est et le désir de chacun des amants. Or l’amour étant le lieu où ces désirs sont comptés, il se trouve nécessairement dans une certaine distance vis-à-vis de la situation. Cette distance n’est pas à penser comme une distance physique, mais bien comme une distance subjective. Elle permet à chacun des amants de ne pas être écrasés par l’idée que rien d’autre n’est possible que ce qui est. Elle est précieuse et toujours singulière à chaque histoire d’amour. C’est pourquoi la conformation des couples à des modèles idéalisés de la situation est toujours une grande violence et un affaiblissement de la nouveauté qui avait d’abord surgit dans la rencontre. Mais cette distance ne peut cependant pas être le seul lieu de construction de l’amour. Pour continuer à exister, quelque chose de l’amour doit nécessairement faire retour dans la situation pour que vienne à y être inventé quelque chose de singulier dont seul cet amour est capable et sur lequel les amants peuvent s’appuyer pour penser la nécessité de celui-ci, pour que l’amour réalise quelque chose du désir. Il existe donc une dialectique interne à l’amour entre l’intérieur et l’extérieur. L’intérieur, c’est ce qui bouscule, déplace, ce qui vient déstabiliser nos idées établies, ce qui nous fait prendre une distance vis-à-vis de ce qu’on pensait immuable. L’extérieur, c’est le monde, où les amants doivent parvenir – ensemble et séparément – à faire exister, par des inventions singulières quelque chose de l’amour, quelque chose de nouveau qui n’aurait pas pu exister sans lui. Ce sont ces créations qui viennent attester l’amour et relancer le désir. Et c’est ce point qui fait que le véritable amour intéresse toute l’humanité et non les seuls amants dans l’intimité de leurs liens.
Enfin, pour sortir du féminisme, il faut affirmer une dimension post-symbolique de la différence des sexes et, ainsi, l’amour comme facteur de différenciation.
La différence des sexes ne peut être pensée à partir de l’opposition nature/culture. Cette différence réelle ne peut être réduite à celle des sexes biologiques, puisqu’elle est le résultat de la symbolisation, qui est le propre de l’humanité. Or ce symbolique, concernant la différence des sexes est celui de l’amour. Pour reprendre l’idée de postsymbolique développée par Julien dans son texte à partir de Lacan, si « le réel est l’impasse de la formalisation » et que cette impasse n’est pas le signe d’un présymbolique non symbolisable, mais d’un postsymbolique – un résultat du symbolique lui-même –, alors il faut affirmer que la différenciation sexuelle n’est pas à rechercher dans la nature, mais dans les impasses du symbolique, notamment les butées que rencontre l’amour. L’amour peut donc être pensé comme facteur de différenciation des sexes. S’il existe une telle différence entre les hommes et les femmes, elle est en partie à comprendre comme résultat de l’amour. L’amour se construit d’être une succession de points d’accord entre les deux amants, sans que soit annulée leur différence. Il n’est pas la recherche de l’identification des deux amants, mais celle de points d’harmonie, de points d’accord, qui permettent notamment d’éclaircir et de faire surgir, d’une nouvelle manière, la différence des sexes. Ce sont ces deux points, l’harmonie et la différence, que l’amour doit parvenir à tenir. Or cette différence de sexes doit être pensée, non comme celle de positions sexuelles prédéfinies, mais comme des positions dont la différence s’éclaircie et s’élargie dans l’amour, de sorte que ce que peut être la femme et l’homme sont des résultats de l’amour, en partie inconscients pour les amants eux-mêmes. Ces positions ne peuvent s’éclaircir qu’a posteriori. L’amour est l’enquête créatrice de la différence homme-femme, à partir du réel de la différence des sexes non définie. Il est ce qui, à partir d’une différence vague, mais certaine, permet l’existence d’une différence créatrice.
Pour penser cette idée, on peut la mettre en parallèle d’études réalisées sur les jumeaux. En étudiant les jumeaux, certains chercheurs tentent de discriminer ce qui relève de la génétique et ce qui relève de l’environnement dans le devenir des individus. Mais ce qui est intéressant, c’est qu’ils ont réussi à mettre en évidence – par une étude dont je n’ai pas le détail –, qu’il existait un autre élément influençant ce devenir : la relation à l’autre jumeau. Ainsi, ils ont démontré que les jumeaux ayant grandi séparément (et par conséquent, dans des environnements distincts) se ressemblaient finalement beaucoup plus que ceux ayant été élevés ensemble et qui ont, de ce fait, développé une relation qui les a amené à se singulariser.
Par l’amour, il y a une singularisation de l’autre, car ce n’est pas n’importe quel autre que j’aime. Et par la reconnaissance de cette singularité – reconnue par celui qui aime, plus que par l’autre lui-même –, l’amant affirme la nécessité de l’existe de l’autre, pour lui et pour le monde, et appelle au déploiement et aux créations dont cette singularité peut être capable.
La différence des sexes doit donc être repensée comme à explorer à partir de l’amour et non comme une norme enfermant les sujets. Si il est vrai que nous n’avons pas le choix de notre sexe, il ne revient qu’à nous dans créer les capacités. Pour paraphraser la phrase suivante de Bimbenet : « Il faut paradoxalement coïncider avec le sujet vivant que nous sommes chaque fois, pour éprouver ce que cette invention fait à la vie. » (p.206) ; je dirais qu’il faut paradoxalement coïncider avec le sujet sexué que nous sommes chaque fois, pour éprouver ce que cette invention fait au sexe. Or il faut soutenir aujourd’hui que cette coïncidence avec le sujet sexué se fait dans l’amour.
[1] « Le refrain de celles [les féministes] qui se lamentent de “ne pas être lesbiennes“ agace sérieusement nombre de ses amies : “Pourquoi ne le sont-elles pas, alors ? Ce n’est pas si difficile !“ » Réinventer l’amour, p.22
[2] Voir l’extrait de l’émission Arrêt sur image. Cette émission portée sur les mouvements LGBTQI et comme invités se trouvaient quatre hommes. Lorsque le présentateur s’étonne de ce fait – inviter quatre hommes de mouvements qui se revendiquent d’ouvrir à la multiplicité des identités et des orientations sexuelles –, l’un des hommes, barbe, moustache et cheveux courts, s’exclame, sans que cela ne lui pose problème et recouvrant ainsi une réalité qu’il refuse de traiter : « Mais je ne suis pas un homme Monsieur. Je ne sais pas ce qui vous fait dire que je suis un homme, mais je ne suis pas un homme. Il ne fait pas confondre identité de genre et expression de genre sinon on va déjà mal partir ».
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